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Charlet est de la lignée de ces immortels railleurs qui s’attaquent au ridicule ou au vice plus sûrement que les prédicateurs de vertu. Qui croirait que de simples dessins puissent arriver à un comique aussi profond et résumer dans une simple feuille tout un caractère et presque toute une action ? Ses figures sont si frappantes et si vraies, le point où il saisit son personnage, l’entourage qu’il lui donne, figures ou accessoires, est tellement celui qui doit faire ressortir l’idée, que je n’hésite pas à le placer, pour la peinture des caractères, à côté de Molière et de La Fontaine. Le langage dans lequel il s’est exprimé n’est pas celui de ces hommes divins ; mais son image est aussi pénétrante que leur prose ou que leurs vers. Il ne farde point, il n’embellit point. Il est impitoyable pour l’affectation et la fausse sensibilité. Il ne prend le mot d’aucune coterie humanitaire. Encore moins a-t-il été un homme de salon : la robuste complexion de son esprit ne pouvait s’accommoder de cette singulière société qui ne vit qu’aux bougies et qui ne voit la nature qu’à travers l’Opéra, qui méprise Rubens et trouve le beau dans les poses d’une danseuse. Méconnu de ce monde factice auquel ses ouvrages n’arrivaient même pas, on a vu qu’il n’avait pas trouvé chez ce qu’on appelle le public un accueil bien sympathique[1]. Un bon nombre de belles planches sont restées chez l’éditeur sans trouver d’acheteurs. Il a cru souvent s’être trompé, et il lui arrivait de s’en prendre à lui-même autant qu’à la sottise qui l’avait dédaigné. Après la suite admirable de lithographies dans laquelle il a retracé les costumes de la garde impériale, il avait entrepris un travail analogue sur ceux de l’ancienne armée de ligne, et il avait intitulé ce recueil la Vieille armée française. Il en fit douze pour commencer, et au bout de trois mois il en avait vendu pour 24 francs. Déconcerté par ce mauvais succès, il s’était rendu chez l’éditeur et s’était fait apporter et ranger devant lui les pierres malencontreuses, pour les retoucher, disait-il. Au bout de quelques instans, les douze dessins étaient grattés sans pitié, et tout espoir de les conserver complètement anéanti. Les épreuves qui restent de cet essai sont d’une grande rareté, comme on peut croire, et recherchées avec empressement, ainsi que beaucoup d’autres planches effacées aussi ou abandonnées sans avoir été achevées.

Charlet n’a pas vu de discussions s’élever sur ses naïfs chefs-d’œuvre : le public ne se doutait pas de son mérite, qui n’a été apprécié que des seuls artistes. Il leur était impossible de méconnaître cette supériorité de main et d’intelligence. Plusieurs de ceux qui

  1. « Le bon sens des masses est admirable, disait Charlet, mais elles se trompent presque toujours. »