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en Europe. Par le fait, ce n’était pas le gouvernement qui avait l’initiative, c’était la société russe qui devenait libérale et exerçait une pression extraordinaire sur le pouvoir, réduit parfois à tolérer ce qu’il ne pouvait empêcher.

Les Russes d’ailleurs mirent habilement à profit quelques-unes des mesures qui signalaient les premiers temps du règne d’Alexandre II. Ainsi, lorsque le prix des passeports fut diminué, une véritable migration commença vers l’Occident. Dans une seule année, on comptait plus de cinquante mille personnes qui se rendaient à l’étranger. Jusque-là, les grands seigneurs seuls avaient le privilège d’aller chercher le luxe et les plaisirs dans les capitales de l’Europe. Cette fois c’étaient encore sans doute des grands seigneurs, mais aussi des employés, des officiers inférieurs, des jeunes gens qui avaient fini leurs études universitaires, un grand nombre d’industriels et de négocians. Quiconque avait un peu d’argent partait pour l’Occident, non plus uniquement pour chercher les plaisirs, mais pour apprendre, pour s’instruire. Les Russes, on le sait, ceux de la classe moyenne comme les autres, ont cette faculté de s’assimiler avec une promptitude merveilleuse les idées des autres. Ce mouvement incessant de voyages en France, en Angleterre, en Allemagne, avait pour résultat de faire pénétrer en Russie une multitude d’idées nouvelles, de connaissances sur les diverses institutions de l’Europe. Il se passa quelque chose de semblable il y a près d’un demi-siècle, lorsque les officiers de l’armée d’Alexandre Ier, combattant Napoléon et venant jusqu’à Paris, rentraient en Russie pleins de ces idées dont la mystérieuse fermentation devait produire la tentative révolutionnaire de 1825, devant laquelle fut près de pâlir la fortune de l’empereur Nicolas.

La possibilité de créer de nouveaux journaux n’était pas saisie avec moins d’avidité, elle a même eu des effets plus palpables encore. On aurait peut-être quelque peine à croire dans l’Occident qu’il y a aujourd’hui en Russie un nombre prodigieux de journaux, non, il est vrai, de journaux quotidiens, que le gouvernement n’a jamais permis facilement, mais de recueils hebdomadaires, mensuels, semi-mensuels, où s’est produite toute une littérature nouvelle qui a gagné rapidement du terrain à la faveur du relâchement momentané de la censure, et qui en peu de temps est devenue une véritable puissance. Nulle part en Europe la littérature n’a et ne peut avoir autant d’importance qu’en Russie. Là où le mouvement intime d’une nation peut se manifester sous d’autres formes et a des issues naturelles, régulières, la littérature n’est qu’un des élémens de la vie publique ; en Russie, où les institutions manquent, où toute l’organisation sociale se résume dans le pouvoir absolu, la littérature