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on peut seulement distinguer les directions et les dispositions générales des différentes classes de la nation.

Une pensée gagne chaque jour dans la noblesse russe : c’est la pensée d’une constitution. Depuis longtemps déjà la jeune noblesse suit ce courant, et elle va même assez souvent jusqu’aux idées de M. Hertzen. Plusieurs fois, dans ces dernières années, la question de présenter une adresse à l’empereur pour demander une constitution a été agitée dans quelques gouvernemens, et c’est d’une manifestation de ce genre que sortait notamment l’adresse de Tver en 1859. Dans d’autres provinces, la même idée a été exprimée d’une façon moins nette peut-être, mais encore assez claire. La noblesse jeune et libérale a montré une chaude et intelligente sympathie pour l’émancipation des paysans, et sans attendre l’expiration de la période transitoire de deux ans fixée par le manifeste impérial, beaucoup de jeunes nobles ont commencé immédiatement à traiter avec les paysans en leur offrant des conditions avantageuses. C’est dans les rangs de la noblesse plus âgée, parmi les grands propriétaires fonciers, que l’abolition du servage a rencontré les adversaires les plus tenaces et les plus violens. Tous les moyens ont été employés pour détourner ou paralyser cette mesure. Maintenant que l’émancipation est accomplie au moins en principe par le manifeste du 19 février (5 mars 1861), les vieux nobles en ont conçu contre l’empereur une certaine irritation qu’ils ne cachent pas ; ils murmurent plus haut que toutes les autres classes, et chose à la fois curieuse, imprévue et naturelle, l’abolition du servage en a fait des libéraux. Ce sont des libéraux par désespoir et par intérêt. « Puisque le gouvernement, disent-ils, nous a dépouillés de nos droits et de notre pouvoir sur les paysans, il nous doit une compensation politique en nous admettant à une participation sérieuse aux affaires de l’état, » et cette compensation, ils la réclament en effet tout haut. Ils entrent eux-mêmes dans le mouvement, non par principe, si l’on veut, non sous l’inspiration d’une idée fort généreuse, mais par le sentiment prévoyant, alarmé, d’un intérêt de position et d’influence.

Et qu’on remarque ici l’étrange erreur de ceux qui ont cru que, l’affranchissement des serfs une fois accompli, on pourrait revenir purement et simplement au système politique de l’empereur Nicolas, resserrer les liens un moment détendus de l’ancien régime. L’émancipation des paysans est au contraire le principe invincible d’une révolution complète, nécessaire, non-seulement par les réformes de détail qu’elle suppose dans la législation civile, dans l’organisation administrative, dans toute l’économie publique et agricole de la Russie, mais encore par les conséquences inévitables,