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aura surtout à bien peser ces paroles adressées à notre héros tragique par son bon génie : « Tu veux saluer le soleil nouveau, et tu fixes pour cela tes yeux sur le point le plus haut du ciel. Regarde plutôt à tes horizons ! » — Regardons à nos horizons ! mesurons bien et cultivons le champ laissé à notre action individuelle, remontons du connu à l’inconnu, de nous-mêmes au genre humain, et qui sait si nous ne nous retrouverons pas en face du dieu perdu ?

Quoi qu’il en soit, il est certain, hélas ! que nous ne sommes pas au bout de nos épreuves, et que la comédie infernale sera encore pour longtemps le drame de l’avenir. Les dangers que court la société nous feront encore plus d’une fois préférer l’ordre établi à l’ordre moral, et nous nous surprendrons en plus d’une occurrence à invoquer les fantômes du moyen âge dans la crainte du spectre rouge, à jouer aux fils des croisés sans être même enfans de la croix, et à nous proclamer papistes sans être catholiques.

À vrai dire, et pris dans un sens plus général, le problème que développe la Comédie infernale n’est nullement restreint au temps présent ; il a déjà traversé plus d’une phase et trouvé son expression dans plus d’un chef-d’œuvre. Le problème n’est autre que la lutte de l’idéal et de la société, la situation faite à l’homme qui, portant dans sa conscience un type rêvé de justice et de bonheur, veut le retrouver dans le monde qui l’entoure ou le lui imposer. Déjà le moyen âge avait essayé de formuler poétiquement ce problème dans la création du Perceval, ce héros à l’âme pure et aux hautes aspirations, qui prend les premiers passans pour des anges, cherche à travers des épreuves et des luttes sans nombre une cité idéale, et finit par la trouver (ce qui est très conforme au génie ascétique de l’époque) dans un ordre monastique et mystérieux, au milieu de ces templistes, gardiens du Saint-Graal, dont il devient le roi. Mais c’est surtout Shakspeare qui a créé dans Hamlet le type éternellement tragique de l’homme placé entre l’idéal et la société, de l’homme tel que l’ont fait la renaissance et la réforme : avec une immense étendue de connaissances sans nulle puissance intérieure pour la gouverner, avec le don précieux de regarder toute chose sous ses divers aspects sans une certitude instinctive et naïve, avec cette conscience chatouilleuse et sensible, devenue par cela même plus hésitante, plus incertaine devant le bien comme devant le mal, enfin avec cette imagination excitée et exubérante, qui ne supplée que trop souvent par le factice à l’absence de volonté ou de force.

Magnifique est l’idée qu’Hamlet se fait de l’homme dans l’abstraction de sa philosophie ; il le trouve « si semblable à Dieu, si grand, si sublime ! » Combien peu conforme à cet idéal lui paraît en même temps la société au milieu de laquelle il est appelé à vivre ! Qu’il