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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/351

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ce moment sa vie était devenue un enfer, et que, ne pouvant plus supporter cette situation atroce de tromper un homme qu’elle estimait et d’être infidèle à un homme qu’elle adorait, elle avait résolu de tout me dire et de rejoindre ce Maurice, sans qui elle ne pouvait plus vivre… Ce récit restait bien clair, un enfant l’eût compris… Je l’écoutai bouche béante : les paroles bourdonnaient dans mes oreilles et ne parvenaient sans doute pas Jusqu’à mon cerveau, car lorsqu’elle eut fini de parler, je me rappelle lui avoir dit : « Pourquoi veux-tu partir ? » Je n’eus pas un instant de colère, je n’eus qu’une douleur sans nom qui glissait jusque dans la moelle de mes os et me rendait plus faible qu’un enfant malade. La pauvre créature faisait pitié à voir ; elle sanglotait, le front caché dans ses mains, et ne cessait de répéter : « Ah ! Richard, pardonne moi ! » Elle se leva pour partir, elle essuya ses yeux d’un mouvement convulsif, prit ma tête, m’embrassa et dit : « Allons, du courage ! adieu ! » Je fus lâche, et puis je me raccrochais à je ne sais quelle stupide espérance ; il me semblait que tout cela était un cauchemar et que j’allais me réveiller, « Reste jusqu’à demain, » lui dis-je. Elle eut un sanglot déchirant : « Ah ! pauvre homme, comme tu m’aimes ! me dit-elle ; c’est impossible, vois-tu, il faut que je m’en aille, je l’ai promis ! » Elle partit ; au bout de deux minutes, je courus après elle ; j’ouvris la porte cochère ; la rue était déserte, une voiture s’éloignait ; je restai là longtemps à regarder les becs de gaz, dont la flamme tremblait à travers les ténèbres. Je rentrai enfin.

« Quelle nuit ! Je marchais dans mon atelier comme un loup dans sa cage. Un instant j’eus l’idée d’aller chez ce M. Maurice et de l’étrangler, tout simplement ; mais à quoi bon ? Cela m’eût-il- rendu mon bonheur envolé et ma pauvre vie tranquille perdue pour toujours ? Vous vous rappelez la statue dont je terminais l’esquisse à ce moment : c’était Thésée vainqueur sortant du labyrinthe. Ce Thésée, c’était moi ; j’avais enfin vaincu le Minotaure grâce à Geneviève, ou plutôt grâce a l’amour que j’éprouvais pour elle ; j’étais sorti triomphant du labyrinthe où pendant si longtemps mon existence s’était égarée ; je regardais ma statue, qui semblait me contempler avec une tristesse ironique et me dire : « Pauvre garçon ! » Je me jetai dessus, je la renversai, et bientôt elle ne fut plus qu’une masse informe de terre glaise. Je pleurai beaucoup : , et cela me calma ; puis, vous l’avouerai-je ? il me semblait qu’elle allait revenir et me demander un pardon que mon cœur lui eût vite accordé avec la douleur de comprendre que toute confiance était à jamais perdue. Ah ! ce fut vainement que j’attendis ; elle ne reparut pas. Dans la journée un commissionnaire vint me demander ce qu’elle avait laissé chez moi ; j’en fis un paquet, je le chargeai moi-même