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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/360

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bonheur en pièces, et qu’il s’en ira ensuite faire le joli cœur impunément. Tant qu’il a été avec Geneviève, j’ai gardé le silence : ce que j’ai dévoré de fureurs, Dieu seul le sait, et vous ne le soupçonnez même pas ; mais j’ai appris hier au soir, par hasard, qu’il l’avait quittée, et que tranquillement, comme un beau garçon qu’il est, il va se marier à Bordeaux. Cela ne sera pas, il n’aura rien perdu pour attendre, et je vais le secouer de telle façon qu’il s’en souviendra longtemps. Je ne connais personne là-bas, j’ai besoin d’un témoin, je vous emmène. Cela est bien simple, et vous ne pouvez refuser de me rendre ce service.

Je dis à Richard ce qu’on a coutume de dire en pareil cas. Tout en roulant des cigarettes, il m’écoutait impassiblement, et lorsque j’eus terminé, il me répondit : — Cela est fort bien pensé, mon cher ami ; mais rien ne m’empêchera de souffleter ce monsieur. Si vous ne voulez pas m’accompagner, vous êtes libre. Je demanderai à un de mes anciens camarades d’atelier de venir avec moi, voilà tout ; mais je veux aller à Bordeaux, et j’irai.

Je lui parlai de Geneviève alors et lui racontai la scène de la veille. — Ah ! la pauvre fille ! s’écria-t-il. Qu’elle est sotte de ne pas s’être adressée à moi ! Est-ce que je ne suis pas toujours ce vieux Richard à qui elle disait : « Tu es la bête au bon Dieu ! » Ah ! je ne l’abandonnerai pas, moi, et tant que je vivrai, je vous jure que ni elle ni son enfant ne manqueront de rien ; mais allons d’abord au plus pressé. Dès que nous serons revenus, mon ami, vous irez chez Geneviève et vous lui annoncerez ma visite ; si elle refuse de me voir, eh bien ! elle ne me verra pas, mais vous vous arrangerez de façon que la misère ne puisse jamais l’atteindre. J’ai bon courage, bon pied, bon œil, et je saurai suffire à tout !

Chose étrange, en me parlant ainsi, il était presque joyeux. J’eus bien vite fait mon paquet, et le lendemain nous étions à Bordeaux. Arrivés le soir, nous résolûmes de remettre au lendemain nos recherches pour trouver Maurice. Après notre dîner,. Richard me dit : — J’ai vu sur une affiche qu’on donne aujourd’hui les Huguenots ; allons entendre un peu de musique, cela me fera grand bien. — Après le troisième acte, nous montâmes au foyer. Comme nous nous promenions silencieusement, je vis cinq jeunes gens qui, se tenant par le bras, riant et causant, venaient en face de nous. L’un d’eux était Maurice, et il était placé de façon à passer près de Richard, qui le reconnut bien vite. — Pas de bruit, au nom du ciel ! lui dis-je ; attendez à demain. — Richard ne me répondit pas ; mais, passant près de Maurice, il le heurta avec une extrême violence. Maurice s’arrêta et se retourna, Richard fit le même mouvement, et ils se trouvèrent face à face. En reconnaissant Richard, Maurice