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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/463

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a beaucoup du singe et ne cesse de faire claquer son fouet en criant aux Arabes : Baalek (prends garde) ! avec autant d’emphase que s’il conduisait le char du soleil. Il passe en casse-cou à travers les troupeaux, franchit deux lits de rivières, et durant dix-huit kilomètres ne ralentit ni son fouet ni ses cris.

Les rivières ainsi franchies sont fort tranquilles en ce moment, mais elles ont balayé toute trace de route. Déjà ce matin, avant Blidah, la diligence avait quitté deux fois la voie, faute de pont, et avait passé dans la rivière, non sans peine et sans crainte. Les flots bravés avec moins de souci par notre carriole sont l’Oued-Kebir, qui s’écoule en trois ou quatre bras dans la plaine, et la Chiffa, qui serpente en filets dans les sables couverts de lauriers-roses en fleur, sur une largeur de trois ou quatre cents mètres.

Nous côtoyons la chaîne du Petit-Atlas, montagnes de second ordre, couvertes de verdure du bas en haut, prairies, moissons et pâturages semés de palmiers nains sur les collines inférieures. À gauche, monceaux de ruines ; c’est un village arabe que nous avons détruit. L’avoine et le blé poussent aujourd’hui au milieu des chambres. Nous quittons la route de Milianah, et au Rocher-Blanc nous entrons dans les défilés de la Chiffa, tantôt calcaires, tantôt schisteux et tantôt micaschisteux.

La route serpente au flanc de la montagne à une grande et pittoresque élévation. La Chiffa en bas roule d’énormes quartiers de roche. Au-dessus de nous, des forêts de pins et de chênes-liéges. Des cascades gigantesques s’élancent des sommets. Une d’elles forme quatre filets, qui, de plus de cent mètres de haut, se laissent tomber dans les lauriers-roses et les salicaires en fleur. On a beau avoir vu des roches et des cascades, c’est toujours un spectacle qui vous retient et vous grise un peu.

Pendant que je faisais un croquis, un de ces Arabes qui semblent toujours et partout sortir de terre est venu se placer juste derrière moi sur le rocher contre lequel j’étais adossé. D’un coup de pied, ce bon compagnon eût pu lancer le chien de chrétien dans le précipice. Il suivait mon dessin avec attention. Quand j’eus fini, il me dit que l’eau, le rocher, les plantes et même la route faite par les Français étaient tutto bono. Je lui offris une cigarette, et il m’offrit une poignée de main ; puis il alla rejoindre sa caravane, content peut-être de se dire : J’aurais pu ! mais on ne court réellement aucun danger avec les Arabes. La crainte les retient, non pas la crainte d’homme à homme, ils sont toujours aussi braves, mais la crainte des lois françaises, dont ils sont arrivés à reconnaître la nécessité pour eux-mêmes.

Nous avons été jusqu’à la roche pourrie, une veine de schiste en