Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/492

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

temps, il n’y aura plus de place que pour les chefs-d’œuvre ou pour les bouffonneries plates et obscènes. Les genres tempérés, avec leurs honnêtes mensonges, leurs émotions ménagées et préparées, leurs sentimens compliqués, s’accordent mal en effet avec les dispositions de spectateurs qui réclament un plaisir immédiat, qui voudraient être surpris en quelque sorte par le plaisir plutôt que le poursuivre et le conquérir. Au contraire un chef-d’œuvre s’impose de lui-même ; point n’est besoin, pour le comprendre, de préparation ni d’éducation dramatique ; il dompte par sa seule force l’attention, qui reste rebelle aux œuvres de demi-caractère. De son côté, la bouffonnerie plate et obscène arrête effrontément les spectateurs au passage, comme la prostituée au coin des rues. Dans l’un et l’autre cas, l’émotion, de quelque nature qu’elle soit, noble ou vile, est immédiate. Les genres moyens sont donc, dans un temps donné, destinés à disparaître, si le théâtre continue à descendre la pente sur laquelle il glisse. Ce sera tant mieux, diront peut-être quelques-uns, puisque les grandes œuvres reprendront tout l’empire qu’elles avaient perdu, puisque le grand art aura chance de profiter à cette révolution. Ce sera tant pis, répondrons-nous, tant pis pour les plaisirs et les mœurs du public, car les chefs-d’œuvre ne sont jamais qu’une exception, et il est à craindre par conséquent que la disparition des genres tempérés ne laisse le champ libre aux bouffonneries immorales et aux farces immondes, qui sont beaucoup moins rares que les chefs-d’œuvre et de nature beaucoup plus prolifique.

Un autre résultat fort singulier des nouvelles habitudes et des théâtres et du public, c’est l’influence désastreuse qu’elles exercent sur l’art du comédien, et cela de plusieurs façons. D’abord les spectacles aujourd’hui à la mode déconsidèrent le comédien et lui enlèvent ce prestige qui avait toujours été si cher à sa vanité, car ces spectacles suppriment l’acteur ou le mettent sur le même rang que les comparses. Qu’est-ce qu’un acteur dans ces pièces à exhibitions humaines, sinon un comparse de première classe, une sorte de figurant de grade supérieur chargé de mener le chœur des figurans subalternes ? Maintenant voici un autre danger de nature toute contraire. De même que les pièces à spectacle introduisent dans l’art du comédien une démocratie détestable, la fusion des publics particuliers des différens théâtres en un seul vaste public anonyme et flottant qui se porte capricieusement tantôt vers une scène, tantôt vers une autre, a détruit l’importance des comédiens secondaires et augmenté d’une manière désastreuse pour l’art l’importance des grandes individualités dramatiques. Du moment que chaque théâtre n’a plus eu de clientèle attitrée, les acteurs d’ordre secondaire sont