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un prodige de dextérité dont il faut louer M. Sardou ; cependant nous ne lui conseillons pas de le renouveler trop souvent.

La pièce devrait finir au troisième acte, avec le triomphe de la vertu de Cécile et le retour de Caussade ; elle continue encore pendant tout un acte très énigmatique, et qui nous a paru une véritable superfétation. Caussade est-il rassuré, ou bien entretient-il encore des soupçons sur le péril qui l’a menacé ? Le spectateur n’en peut rien découvrir. Pendant tout ce dernier acte, nous voyons Caussade inquiet, agité, et comme absent de lui-même, prononcer des mots à double sens, tenir des discours mystérieux, se livrer à mille préparatifs menaçans. Enfin il se lève précipitamment, s’arme d’un pistolet, et s’éloigne en laissant atterrés les spectateurs de cette pantomime. On entend un bruit d’arme à feu, et l’on voit Caussade rentrer en portant triomphalement un renard qu’il vient de tuer. Que signifie cette énigme puérile ? Caussade a-t-il voulu jouer une comédie pour effrayer et punir les coupables en même temps que pour sauver son honneur en donnant le change aux malicieux intimes qui se réjouissaient déjà du scandale auquel ils allaient assister ? Peut-être ; mais rien n’est moins sûr que cette explication. L’intention de l’auteur est tellement obscure que nous avons cru un instant qu’il avait voulu nous expliquer le tempérament de Caussade, et nous montrer les influences physiologiques qui agissent sur les caractères faciles et bienveillans. Le spectateur se sent un peu mortifié d’avoir été tenu en éveil pendant tout un acte pour arriver à un dénoûment qui est une véritable mystification.

Voilà donc toutes les nouveautés méritant quelque attention que le théâtre nous a offertes depuis plusieurs mois : un drame en vers, qui n’est qu’une esquisse, et une comédie amusante, qui n’est guère qu’un vaudeville agrandi et perfectionné, qui dénote chez l’auteur encore plus de dextérité et d’habileté que de talent d’observation morale. Nous n’avons montré que le dessus du panier ; nous laisserons à qui voudra le prendre le plaisir d’en fouiller le dessous. Rien ne viendra-t-il donc arrêter le cours de cette décadence, et sommes-nous destinés à désirer toujours, sans l’obtenir jamais, l’apparition de quelqu’une de ces œuvres qui changent en une seule soirée l’esprit des littératures ? Le drame contemporain est-il destiné à ne jamais obtenir son Cid ? La comédie moderne est elle destinée à ne jamais obtenir ses Précieuses ridicules ?


EMILE MONTEGUT.