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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/519

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perficie qu’en profondeur. On peut dire qu’elles ont pour ver rongeur, et souvent pour principe de stérilité, leur propre facilité et leur fécondité même.

Heureusement pour Hyacinthe de La Florade, car il était gentillâtre et supprimait de son plein gré la particule, il avait été jeté de bonne heure, par la force des choses, dans une spécialité qui dominait tout caprice. Quoiqu’il sût assez bien dessiner et qu’il chantât d’une voix charmante et d’une manière agréable, bien qu’il fît des vers à l’occasion et qu’il lût avec ardeur et pénétration toute espèce de livres, bien qu’il possédât quelques notions des sciences naturelles et qu’il eût le goût des recherches, il était marin avant tout ; son cœur et son esprit s’étaient mariés d’inclination, comme son corps et ses habitudes, avec la grande bleue, c’est ainsi qu’il appelait gaîment la mer. « Je sais très bien, disait-il, que notre beau siècle a tout critiqué, et que la critique n’est plus que l’enseignement du dégoût de toutes choses. Vous autres jeunes gens de Paris, blasés sur tous les plaisirs qui vous provoquent, vous riez volontiers d’un homme de mon âge, — La Florade avait alors vingt-huit ans, — qui aime avec passion la plus austère, la plus perfide, la plus implacable des maîtresses… Vous croyez que c’est là une brute, avide d’émotions violentes, et j’ai connu un homme de lettres qui me conseillait de me faire arracher une dent de temps à autre pour assouvir ce besoin de situations critiques et désagréables. Selon lui, c’était bien plus commode et plus prompt que d’aller chercher les détresses et les épouvantes à trois mille lieues de chez soi. Moi je vous dis que ces esprits dénigrans sont des malades hypocondriaques, et qu’il leur manque un sens, le sens de la vie, rien que ça ! »

La Florade raisonnait de même à l’égard de ses autres passions. Il se faisait une sorte de point d’honneur d’en ressentir vivement tous les aiguillons. Il aimait et choyait en lui toutes les facultés du bonheur et de la souffrance. Il regardait presque comme une lâcheté indigne d’un homme la prudence qui s’abstient et se prive par crainte des conséquences d’un moment d’énergie. Il ne voulait pas maîtriser ni dominer la destinée ; il était fier de l’étreindre et de sauter avec elle dans les abîmes, disant qu’il y avait plus de chances pour les audacieux que pour les poltrons, et que peu importait de vivre longtemps, si on avait beaucoup et bien vécu. Ce système n’allait pas jusqu’aux mauvais extrêmes. Il avait une sincère, sinon scrupuleuse notion du bien et du mal, et, sans y réfléchir beaucoup, il était préservé du vice par son tempérament d’artiste et ses instincts généreux ; mais il n’en est pas moins vrai qu’emporté par de bouillans appétits et se prescrivant à lui-même de ne jamais leur résister, il amassait sur sa tête des orages très redoutables.