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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/538

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— Je m’en garderai bien ; mais M. Roque avait donc quelque grand chagrin ?

— Non, il s’ennuyait. Il disait qu’il avait assez vécu. Il avait la goutte, il ne pouvait plus sortir, il n’avait plus de patience. Voulez-vous voir ce qu’il a écrit avant de mourir ?

— Oui ; si c’est quelque disposition en votre faveur, je vous réponds que ma famille la respectera, fût-elle illégale.

— Oh ! il n’est pas question de moi, reprit Mlle Roque en tirant d’un sachet de soie parfumé un papier maculé de sang qu’elle toucha sans frémir. Je lus ces mots :

« Cachez mon suicide, si c’est possible ; mais, si quelqu’un était soupçonné, produisez cet écrit. Je meurs de ma propre main.

« Jean Roque. »

— Il ne vous aimait donc pas ? dis-je à mon hôtesse impassible.

— Je ne sais pas, répondit-elle sans aucune amertume.

Et je vis alors deux grosses larmes se détacher de ses yeux et tomber sur ses joues, qu’elle ne songea point à essuyer. Ces larmes ne rougirent pas ses paupières et ne leur imprimèrent pas la moindre contraction. Elle pleurait sans effort et sans que le cœur parût prendre aucune part à l’acte de sa douleur. Elle me paraissait si extraordinaire que je ne pus me défendre de lui demander, bien ou mal à propos, dans quelle religion elle avait été élevée.

— Je suis chrétienne, répondit-elle. J’ai été baptisée et j’observe la vraie religion.

— Mais votre mère ?…

— Ma mère était de race mêlée. Elle était de l’Inde, mais elle y avait été élevée dans la loi du Coran, et mon père n’a jamais exigé qu’elle changeât sa manière d’aimer Dieu, qui était bonne aussi.

Il fallait conclure sur nos intérêts respectifs, et je vis bien qu’elle ne le pouvait pas, faute des plus simples notions sur le monde pratique. Elle me paraissait en proie à un découragement complet de sa situation, acceptée avec la plus complète inertie. Je voulus en vain réveiller en elle quelque esprit de prévoyance ; je me permis quelques questions. Elle m’apprit qu’elle ne possédait rien au monde que la terre qui entourait sa maison, les meubles et bijoux qui remplissaient la pièce où nous nous trouvions.

— À quoi évaluez-vous tout cela ? me dit-elle. On m’a dit que j’en tirerais un peu d’argent.

— Pour cela, lui dis-je, je n’en sais pas plus que vous. Avez-vous confiance en quelqu’un dans votre voisinage ?

— J’ai confiance en tout le monde, répondit-elle avec une candeur qui me toucha.