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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/543

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— Ah ! mon Dieu, oui ! Je vous reconnaissais bien ! Je vous ai vue… une seule fois,… un instant, chez…

— Oui, oui, vous me connaissiez de vue, j’ai vu cela dans vos yeux l’autre jour. Je ne fais réellement pas mystère de mon nom ; mais j’ai beaucoup de personnes de ma connaissance à Hyères, à Nice, à Menton et sur toute la côte, sans compter celles qui vont en Italie ou qui en reviennent. Toulon est un passage : je l’ai choisi parce que ce n’est pas la mode de s’y arrêter ; mais à force de venir me voir en passant on ne me laisserait plus seule, et que de questions, que de persécutions pour m’arracher à cette solitude ! Vous savez ! les gens qui ne comprennent la campagne qu’avec la vie de Paris ou la vie de château ! On me trouverait bizarre d’avoir les goûts d’une bourgeoise ; peut-être irait-on jusqu’à me traiter d’artiste, c’est-à-dire de tête folle, ou bien l’on supposerait que j’ai quelque intérêt de cœur bien mystérieux pour vivre ainsi dans une villa de troisième ordre, loin de toute région adoptée par la mode. — Et toutes ces questions, toutes ces insinuations, toutes ces critiques, tous ces étonnemens devant mon enfant, qui, un beau matin, me dirait : — Ah ça, mère, tu es donc bizarre ? Qu’est-ce que c’est ? — Je vous confie mon secret ; il ne pourra pas durer bien longtemps, mais ce sera toujours autant de pris, et quand on viendra me crier : — Mais vous ne pouvez pas vivre ici ; vous y mourrez ! le climat tuera votre fils ; comment ! vous, habituée au luxe… — j’aurai le droit de répondre : — C’est le luxe qui tuait mon fils, et nous voilà ici depuis assez longtemps pour savoir que nous nous en trouvons bien.

— Vous pouvez compter sur ma discrétion. Sans doute votre famille sait où vous êtes ?

— Je n’ai plus de famille, docteur ; aucun proche parent du côté de mon mari ni du mien. Quant à de vieux amis, bien bons et bien respectables, j’en ai. Dieu merci ; mais ceux-là me comprennent et ne me tourmentent pas. Ils disent à Paris que je suis dans le midi, et c’est si grand, le midi ! Personne ne me cherche jusqu’à présent, et c’est tout ce qu’il me faut. Je resterai ici tant qu’on m’y laissera en paix, et si l’on m’y relance, j’irai dans quelque autre coin du pays. Le vent est un peu dur, le mistral me fatigue ; mais Paul le boit comme un zéphyr, et je m’y habituerai. Je serai si heureuse et si fière, si je viens à bout de l’élever sans que son éducation soit abandonnée ! C’était impossible dans le monde. Une puérile multitude de faux devoirs m’arrachaient à lui à toute heure ; il me fallait le confier à des gens qui avaient une certaine valeur assurément, mais qui n’étaient pas moi. Il est assez curieux, il aime l’étude ; mais il a besoin de mouvement, et il y avait toujours trop ou trop peu de l’un ou de l’autre. Ici je peux lui mesurer la dose, et même fondre