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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/549

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festation de ses regrets, je ne pouvais pas oublier un seul instant que c’était une fille pleurant son père enseveli la veille.

« D’ailleurs le cadre de la scène était lugubre. J’ai horreur du suicide, je ne le comprends pas ; j’aime la vie, j’en ai toujours savouré le bienfait, en me reprochant de n’en pas savoir assez de gré au divin pouvoir qui l’a inventée. Cette chambre à demi éclairée par une lampe, ces murs blancs chargés d’ornemens rouges que par momens je prenais pour des taches de sang, cette belle fille arrachant ses cheveux et meurtrissant sa poitrine et ses bras, c’était beau, mais ce n’était pas gai.

« Quand minuit sonna, elle s’apaisa tout à coup ; mais comme je craignais, en la voyant immobile, qu’elle ne se fût évanouie, je la pris dans mes bras et je la portai sur le divan, où elle resta inerte et comme épuisée pendant quelques instans. Puis, sortant comme d’un rêve et véritablement égarée, elle se jeta à mes pieds, voulut embrasser mes genoux et baiser mes mains en me suppliant de ne pas la chasser de la maison de son père.

« Je n’y comprenais rien. La vieille négresse rentra avec une couverture rayée dont elle enveloppa sa maîtresse et un verre d’eau qu’elle lui fit boire. Elle s’en alla de nouveau et revint encore avec des gâteaux qu’elle la pressa de manger, et comme elle m’en offrait aussi, et que je refusais, Nama me supplia, en s’agenouillant de nouveau, de partager son repas.

« Je voulus faire des questions ; on me fit signe que l’on était condamné à garder le silence, et que par decorum je devais le garder aussi. Je mangeai donc d’un air hébété des pâtisseries préparées par la négresse. On me fit prendre du café, on m’alluma un cigare qu’on me mit dans la main, puis on me montra la porte d’un air abattu et respectueux en me disant à demain. Comme je me retournais pour saluer, je vis les deux femmes, qui avaient fort bien mangé, se recoucher sur le tapis et se mettre en devoir de recommencer leur scène de désespoir. Elles s’étaient donné des forces pour accomplir jusqu’au bout cette solennité.

« Arrivé à l’endroit où nous nous sommes rencontrés tout à l’heure, j’entendais encore ces accens de désolation. Un peu plus loin, je vis de la lumière à la fenêtre d’un maraîcher du faubourg de La Seyne. La fenêtre était ouverte, et j’entendis une voix d’homme dire à sa femme, probablement réveillée par ces cris : Rien, rien ! C’est les sorcières de la bastide Roque qui font leur sabbat. Ferme donc la fenêtre !

« J’aurais dû ne pas retourner à cette bastide maudite. J’y retournai, poussé par la curiosité, par l’imagination, si vous voulez ; j’y retournai le soir, avec mystère, m’avisant bien de cette idée que