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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/627

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et qui fronce toujours le sourcil, M. Rousset en a substitué un autre, le vrai, le Louvois vivant, complexe, brutal et courtisan, adroit et impérieux, égoïste et patriote, judicieux et fougueux, capable d’éprouver et d’inspirer l’affection comme la haine, détracteur jaloux et timide de Turenne, ennemi souterrain et camarade de Luxembourg, ami de Vauban et de Catinat. Ce qu’on peut inventer de plus inexact sur Louvois, c’est d’en faire un subalterne. Il n’avait assurément pas l’étoffe d’un premier ministre : il n’avait la variété d’esprit et d’aptitude ni de Sully, ni de Richelieu, ni de Mazarin ; mais ce n’était rien moins qu’un commis, c’était une spécialité, une spécialité originale, éminente, despotique, même dans ses rapports avec son maître, et à ce titre souvent insupportable à Louis XIV autant que nécessaire. Lorsque Louvois n’est pas à ses côtés, l’esprit du roi s’embarrasse et fait fausse route dans les affaires militaires. Lorsque Louvois le contredit, le roi se trouble en présence d’une capacité supérieure, et finit presque toujours par céder. Dans les curieux fragmens de correspondance entre Louvois et Louis XIV qui nous sont rapportés, on sent à chaque instant que l’esprit du ministre a barre sur l’esprit du roi ; mais, malgré le ton bref que se permet parfois le jeune secrétaire d’état, malgré la confiance un peu impertinente qu’il affecte dans son jugement, on retrouve en lui à l’occasion le fils du cauteleux et intrigant Le Tellier. Que son crédit soit ébranlé auprès de Louis XIV, il deviendra empressé, déférent, modeste ; il donnera longuement toutes les raisons de ses avis, et se dira humblement prêt à se ranger à ceux du roi. Que sa fortune au contraire soit trop haute, que son renom devienne trop éblouissant pour une cour déjà fatiguée de sa faveur, et il écrira à son père : « À l’égard de notre réputation, bien loin de chercher à faire des choses qui l’établissent, j’en voudrais trouver qui la déprimassent, rien ne pouvant être meilleur dans la situation des affaires. »

En tout, Louvois dut beaucoup aux leçons de son père, même comme administrateur. Longtemps mêlé à l’administration militaire, Le Tellier savait mieux que personne les vices de l’armée française et les correctifs à leur appliquer. Plusieurs des réformes qui furent accomplies par Louvois avaient été déjà commencées par Sully et par Richelieu. Deux fois interrompues par le laisser-aller d’une régence, elles avaient besoin d’être reprises et complétées. Ce qui manqua à Le Tellier pour tenter cette œuvre, ce ne fut pas la connaissance du mal ni du remède, ce fut la force de la volonté, le zèle pour le bien public, l’horreur de la friponnerie et du désordre. Louvois apprit de son père beaucoup de ce qu’il y avait à faire ; mais il ne dut qu’à lui-même la vigueur nécessaire pour opérer.