Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/806

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

était question de quitter son mari et ses enfans ! Elle se disait si malheureuse avec son garde-côte, assujétie à tant de travail et de privations que je lui offris le peu que je possède. Elle refusa avec hauteur, et je commençai à voir que j’avais affaire à une femme plus fière et plus à craindre que je ne l’avais prévu.

« Elle commença bientôt à se dire malade de chagrin et à m’assigner des rendez-vous qui l’eussent perdue. J’avais déjà bravé le danger dans l’enivrement de ma fièvre, car j’ai eu de l’emportement pour cette nature énergique, je ne le nie pas. Elle a une exaltation d’esprit et une âpreté de formes qui la rendent souvent très vulgaire, mais sublime par momens. Il n’est pas dans ma nature d’avoir peur d’une panthère. Je n’ai donc jamais craint sa violence ; mais je devais craindre de commettre une mauvaise action, et je fus renseigné trop tard sur la véritable situation de cette femme. Le hasard me fit rencontrer et connaître son mari ; dois-je dire le hasard ? Non ! il faillit surprendre un de nos rendez-vous. La femme eut le temps de se cacher, et je payai d’audace en abordant le garde-côte et en le priant de me servir de guide au bord des falaises. Je trouvai en lui une bonté et une droiture remarquables. Je connus ses ressources ; je vis qu’il était le plus aisé et le plus considéré de son poste, qu’il adorait sa femme, qu’ils avaient des enfans charmans, que la Zinovèse jouissait d’une réputation de sagesse, et que j’arrivais comme un fléau, comme un voleur, si vous voulez, dans l’existence de ces gens-là. Je me jurai à moi-même de ne pas amener une catastrophe, et je ne revis la Zinovèse que pour lui faire mes adieux, lui donner ma parole d’être à tout jamais à son service en quelque détresse de sa vie que ce fût ; mais, comme je n’avais jamais songé à la disputer à ses devoirs de famille, je la conjurai d’y revenir et de m’oublier. Elle me fit des menaces ; elle m’en fait encore, soit ! ceci ne m’occupera pas plus que tous les autres périls dont la vie se compose, depuis la chute d’une pierre sur la tête jusqu’à une attaque de choléra ; mais me voilà fort inquiet de sa santé, que je ne savais pas si compromise. Croyez-vous réellement que le chagrin en soit la cause ? »

— Je le crois, surtout parce que le chagrin agit sous forme de colère perpétuelle et de soif de vengeance.

— Mais enfin ce n’est pas moi qui l’ai rendue méchante ? Elle l’a toujours été ; je l’ai vue ainsi dès le premier jour.

— C’est possible, et vous n’en êtes que plus à blâmer. On doit plaindre les méchans et s’efforcer de les calmer. Quand on les enflamme et les excite par la passion, on n’a que ce qu’on mérite, s’ils vous étranglent.

— Qu’elle m’étrangle donc, mais qu’elle guérisse !

— Cela pourrait bien arriver. Prenez garde !