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juger, et qui, en remettant ce choix au pouvoir exécutif, a voulu indiquer au juge que son indépendance lui venait encore de la société, dans laquelle réside le droit souverain de justice, et non du chef de l’état, auquel n’a été délégué que le choix des juges. Telle est aujourd’hui l’inamovibilité. Dans la discussion dont il fut l’objet devant les chambres en 1815, ce principe fut admirablement compris par Royer-Collard. À vrai dire, Chateaubriand avait parlé au nom de l’idée ancienne ; Royer-Collard parla au nom de l’idée moderne. « Lorsque le pouvoir, disait-il, chargé d’instituer le juge au nom de la société, appelle un citoyen à cette éminente fonction, il lui dit : « Organe de la loi, soyez impassible comme elle. Toutes les passions frémiront autour de vous ; qu’elles ne troublent jamais votre âme. Si mes propres erreurs, si les influences qui m’assiègent, et dont il m’est si malaisé de me garantir entièrement, m’arrachent des commandemens injustes, désobéissez à ces commandemens, résistez à mes séductions, résistez à mes menaces. Quand vous monterez au tribunal, qu’au fond de votre cœur il ne reste ni crainte ni espérance ; soyez impassible comme la loi. » Le citoyen répond : « Je ne suis qu’un homme, et ce que vous me demandez est au-dessus de l’humanité. Vous êtes trop fort, et je suis trop faible ; je succomberai dans cette lutte inégale. Vous méconnaîtrez les motifs de la résistance que vous me prescrivez aujourd’hui, et vous la punirez. Je ne puis m’élever au-dessus de moi-même, si vous ne me protégez à la fois et contre moi et contre vous. Secourez donc ma faiblesse, affranchissez-moi de la crainte et de l’espérance ; promettez-moi que je ne descendrai point du tribunal, à moins que je ne sois convaincu d’avoir trahi les devoirs que vous m’imposez. » Le pouvoir hésite ; éclairé enfin par l’expérience sur ses véritables intérêts, subjugué par la force toujours croissante des choses, il dit au juge : « Vous serez inamovible. » — Le dernier trait allait trop loin peut-être ; était-il en effet dans la pensée de Royer-Collard que l’inamovibilité fût conférée par le pouvoir au juge ? Nullement, et bientôt il s’expliqua de manière à ne laisser aucun doute. « Tels sont, messieurs, l’origine et les motifs, l’histoire et la théorie du principe de l’inamovibilité, principe absolu, qu’on ne modifie point sans le détruire, et qui périt tout entier dans la moindre restriction ; principe qui consacre la charte bien plus que la charte ne le consacre, parce qu’il est antérieur et supérieur à toutes les formes et à toutes les règles de gouvernement, qu’il surpasse en importance ; principe auquel tend toute société qui ne l’a pas encore obtenu, et qu’aucune société ne perd après l’avoir possédé, si elle n’est déjà tombée dans l’esclavage. » Et ce langage, Royer-Collard le tenait au corps législatif en présence de la charte de 1814, qui faisait « émaner toute