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conserver ses fonctions un an, dix ans ; il peut les perdre tout à coup, s’il plaît au gouvernement. Il n’est donc plus inamovible dans cette nouvelle période de sa carrière, objecte M, Bonnier, et à ce point de vue, selon lui, le décret « porte une atteinte indirecte au principe de l’inamovibilité. » Nous n’examinerons point cette question avec le savant professeur ; nous dirons seulement que si le décret de 1852 a marqué l’époque fatale où la fonction peut s’évanouir, si l’heureuse illusion sur laquelle s’endort l’humanité, et qui lui fait entrevoir l’éternité dans les choses qui, comme la vie, n’ont point de limites précises, si cette illusion, qui soutient son courage et multiplie ses forces jusqu’au dernier jour, a disparu aux yeux du magistrat dont la carrière, autrefois elle-même illimitée, doit aujourd’hui se fermer à heure dite, il nous semble qu’il est juste d’offrir à ses aspirations et à ses espérances détruites, à son existence brisée, la légitime compensation d’un traitement ou d’une retraite plus complètement rémunératoire.

Il ne faut pas perdre de vue en dernière analyse, et c’est là ce que nous avons essayé de faire ressortir par cette étude, que tous les droits naturels et civils, et avant tout la liberté, reposent sur la fermeté de la magistrature. Ainsi l’avait compris le législateur de1789, lorsqu’il inscrivit le pouvoir judiciaire au nombre des trois grands pouvoirs de l’état. Sous le gouvernement, militaire de l’empire, la magistrature se vit entourée de pourpre et d’honneurs ; mais elle perdit dans la constitution la place que lui avait décernée l’assemblée nationale, et qu’elle n’a plus retrouvée depuis, si ce n’est un moment dans la constitution éphémère de 1848. Qu’importe cependant si elle la conserve dans le sentiment public, dans l’esprit même des institutions ? Qu’importe si elle se meut librement en présence des autres pouvoirs, si nul enfin ne peut douter de son intégrité et de sa force ? Veut-on mesurer sûrement toute l’influence, toute la portée de son action : qu’on se demande ce que valent les lois lorsqu’elles ne sont point appliquées avec sagesse, ce que seraient les droits les plus imprescriptibles, si les tribunaux n’avaient pas le courage de les faire respecter, ce que deviendrait l’innocence même, si une seule fois il pouvait arriver que la voix du délateur ou du coupable fût plus puissante ou mieux accueillie que la sienne, où serait enfin la sécurité pour les citoyens si le pouvoir judiciaire n’avait plus l’énergie de s’élever au-dessus du pouvoir exécutif, et subissait ses caprices et sa loi ! Mais à l’inverse qu’on observe ensuite ce qu’est un pays dans lequel, en portant les regards sur la magistrature, chacun peut se dire sans hésiter : Là est encore l’indépendance, là sera toujours la probité !


JULES LE BERQUIER.