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pénétré : ils sont sur le Nil ce que les Sarracolets sont sur le Sénégal. Cette existence, qui convient assez au caractère vagabond des Arabes, leur procure à la longue une aisance relative. Quand on vît, vers 1850, revenir du Fleuve-Blanc à Khartoum quelques ouvriers européens rapportant, pour une mise de fonds de 200 fr. de verroteries, une charge d’ivoire valant 40,000 piastres, une fièvre d’agiotage s’empara des plus flegmatiques : tout le monde se jeta vers le sud, les vagabonds nubiens affluèrent vers la ville, certains de trouver des salaires avantageux comme domestiques ou comme matelots, et ceux qui n’avaient pas le moyen de fréter une barque prenaient un intérêt, si faible qu’il fût, dans les chargemens des traitans en partance. Il en résulta une concurrence effrénée, une grande prodigalité dans l’offre des conteries et l’avilissement de cet article en même temps que l’élévation rapide du prix de l’ivoire. Le nègre est un grand enfant, mais fort rusé, comme les enfans, quand il s’agit de satisfaire ses fantaisies. Du moment qu’il vit les blancs mettre un haut prix à l’ivoire, il éleva d’autant ses prétentions sur les articles d’échange. Les verroteries, qu’il obtenait par poignées en 1845, il finit par les obtenir, six ans plus tard, à plein bonnet ; aujourd’hui qu’il a plus de verroteries dans ses jarres que de maïs, il lui faut des lances, de lourds anneaux de cuivre, des molod (fer de bêche) de fabrique égyptienne. Or, sur la place de Khartoum, un fer de lance se paie 3 et 4 francs, et une provision de deux cents lances ne mène pas loin ; encore n’en trouve pas qui veut.

En présence de ce renchérissement, quelques jeunes Européens, principalement des Italiens, plus pourvus de courage que de capitaux, ont voulu se procurer à coups de fusil l’ivoire que les nègres leur faisaient payer trop cher, et se sont bravement jetés dans les bois à la poursuite des éléphans. Cette chasse, malgré ses dangers, n’a encore amené jusqu’ici aucune catastrophe, et parmi ceux à qui elle a valu, soit la fortune, soit une certaine réputation, nous pouvons citer MM. Alexandre Vayssière, les frères Poncet, de la Savoie, et Théodore Evangelisti, Toscan. Malheureusement, traqué par des chasseurs qui disposent d’armes perfectionnées, de la carabine Devisme, des balles explosibles et à pointe d’acier, l’éléphant a disparu de ses domaines séculaires aux bords du Nil-Blanc, de la Dender, de la Settit, et sa fuite vers les forêts de l’intérieur a bientôt achevé ce qu’avait commencé la concurrence : le commerce, de l’ivoire aujourd’hui fait difficilement ses frais.

Pour empirer une situation pareille, il ne restait plus aux traitans qu’à s’aliéner les nègres, déjà un peu récalcitrans, par des actes de violence et de mauvaise foi. Il est vraiment triste de constater que, dans les relations de commerce qui s’établissent entre