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choses d’ici-bas, hormis à la pensée de déjeuner. M. de Geofroy, un charmant compagnon de promenade, vient nous annoncer qu’il a enfin découvert un négrillon et une cuisine. Nous pénétrons dans la maison, où nous trouvons une jeune dame fort aimable, parlant très bien français : c’est la maîtresse du logis, Mme Tracy. Elle gère la propriété au nom d’une société de dames américaines qui, au moyen d’une souscription populaire, a acheté aux héritiers l’habitation et l’enclos de Mount-Vernon, devenu ainsi propriété nationale. Elle apprend le nom du voyageur mystérieux qui visite en ce moment la demeure de Washington. Elle devine aussi notre angoisse à nos faces blêmes, à nos dents longues comme le bras… Oh ! vertueuse et perspicace lady !

Le prince, qui a été visiter le dehors, parcourt la maison du haut en bas. Mme Tracy lui donne des détails sur la vie privée et les habitudes du grand général. Je vais voir son tombeau, qui n’est pas plus somptueux que le logis. Une grande porte ogivale fermée de deux grilles de fer laisse voir, côte à côte, les tombes en marbre blanc de Washington et de sa femme. Sur le grand carré de murailles en briques qui les entoure poussent des arbustes et grimpent des plantes qui couvrent en partie la construction. L’endroit est triste et solitaire. Je remonte vers le parc. Voici l’allée ombragée de coudriers où Washington faisait sa promenade matinale ; voici le petit verger où les légumes et les herbes folles s’entrelacent amoureusement autour du tronc des pommiers. Pendant que je dessine sous de grands arbres dont les bras monstrueux s’étendent au loin, des tourterelles, des rolliers bleu cendré, des merles gris poursuivent de grosses cétoines vertes qui passent et bourdonnent dans un rayon de soleil. Sur la vaste pelouse volent des papillons grands comme des oiseaux, tandis que des colibris petits comme des papillons fuient à leur approche. Courant de droite et de gauche, je trouve un champ en friche couvert de chardons rouges qui sèment au vent leurs perruques blanches. Il y a là tant de papillons et ils y sont tellement absorbés à pomper le suc des fleurs, que j’en prends sans peine quelques-uns avec les doigts. Ils sont magnifiques, noirs à reflets d’un bleu métallique, de grands yeux orange aux ailes inférieures. C’est Philenor et Glaucus. D’autres lépidoptères jaune et noir, Lycoreus et Turnus, sont plus méfians, et je les manque.

Ravi et occupé dans mes recherches, je n’avais plus faim, et je suis interrompu par une figure noire qui me montre en riant une rangée de dents pointues. C’est le petit négrillon qui me fait signe de le suivre et me conduit dans la maison. Le prince, Mme Tracy et tous ces messieurs étaient à table, entourés de négresses pas trop laides qui, bras nus, faisaient le service ou chassaient les mouches