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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/921

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gué ; ils se relèvent teints en couleur chocolat. Cette fois du moins ils sont en uniforme. Pendant que nous étions en train de rire de leur mésaventure, le ciel nous punit : notre voiture casse en plein bourbier, et nous restons là, bien penauds, sans pouvoir descendre. J’ai tout le temps de regarder l’endroit, déjà passé à l’état de lieu historique. Le Bull’s-Run est une petite rivière aux abords fangeux où pousse quantité de broussailles. Les grands arbres qui croissent sur ses bords masquaient aux unionistes l’autre rive escarpée, garnie d’ouvrages en terre et de canons qui les mitraillèrent à bout portant. Le terrain est encore boisé malgré les abatis, mais les arbres qui restent debout sont mutilés par les boulets. Une ligne de tentes, un parc d’artillerie pris sur l’ennemi, des baraques en planches, des tombes, un cheval tué, des oiseaux de proie qui planent au-dessus, c’est toujours le même spectacle sinistre que nous avons rencontré partout hier.

Notre cocher virginien, qui, avec son chapeau pointu à plumes, sa tête rasée, sa grande barbe, son vêtement court et le long couteau passé dans la ceinture, ressemble à un soldat de Cromwell a bravement sauté dans l’eau au risque de nettoyer ses bottes. Au milieu de toutes les pièces de bois qui jonchent la rive, il trouve de quoi raccommoder tant bien que mal le palonnier brisé, et, secoués, cahotés, ballottés, nous arrivons à Centreville.

Pendant qu’un charron répare lentement et avec un flegme tout américain notre voiture, je flâne un peu dans les groupes. Je retrouve mon cavalier bleu de ciel, qui, par parenthèse, a servi en Italie dans l’armée de Garibaldi, et me voilà mêlé à la conversation des jeunes gens. Quelques-uns, cadets de famille, ont embrassé la vie militaire à tout jamais ; d’autres, propriétaires d’esclaves, et ce sont les plus enragés, mangeraient du Yankee tout brandi. Cela est triste à constater, mais la haine est générale du plus petit au plus grand. — Nous ne voulons pas entrer chez eux, me disait l’un de ces messieurs, mais nous ne souffrirons pas un seul pied yankee sur notre territoire. Ils l’ont violé une fois, c’est fini entre nous… Nous aimons mieux brûler notre coton que de les en faire profiter à l’avenir. Un autre : — Est-ce que nous n’avons pas le droit de nous séparer d’eux, puisque nous avons eu le droit de nous unir ? Ils savent bien que, sans nous, leur commerce est perdu, car nous sommes les producteurs, et nous ne voulons plus être exploités. Nous ferons la guerre deux ans, quatre ans s’il le faut ; nous avons fait le sacrifice de nos revenus, nous ferons celui de notre peau, mais nous ne voulons plus d’eux. L’Angleterre et la France ont besoin de nos produits, nous sommes prêts à leur en livrer directement sans les intermédiaires du nord, Un troisième : — Qu’est-ce qui parle d’affranchir