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à cultiver. Voilà le pays sens dessus dessous, il faut manger quand même. Comme ça, je m’enrôle pour deux ans, le temps de la campagne ; mais c’est plus ça les soldats de chez nous. Ça ne sait pas tenir un fusil. Faut dire que ceux du nord ne sont pas plus savans, et. Dieu merci, ils sont plus peureux ; je n’ai jamais vu si bien courir ; presque tous leurs morts ou leurs blessés sont piqués dans le dos.

— Et la solde ?

— On est assez bien payé dans l’infanterie. Dans la cavalerie, plus des trois quarts ne touchent rien. C’est presque tous des enfans de famille.

— Avez-vous des soldats nègres ?

— Oh ! par exemple, des nègres ! ça serait du propre.

— Vous méprisez donc les nègres ?

— Comment voulez-vous que j’aime ces gens-là ? Ça n’est pas payé, ça travaille, et c’est content d’être esclave ; ça vous passe sous le nez en disant fièrement : Moi, bon esclave ! moi travailler plus fort que blanc ! Comme ça on a envie de taper dessus, parce qu’ils forcent les petits colons comme moi à mourir de faim ou à se faire tuer pour des affaires où nous n’avons pas grand profit. Allez ! nous ne les aimons pas plus ici que dans le nord, les nègres ! — Je trouvai que ce jardinier volontaire posait fort bien la question. Il résumait en un mot le déplorable abrutissement de l’esclave content de son sort, et le malheur de l’homme libre réduit à la misère par cette monstrueuse concurrence.

À onze heures, le prince nous rejoint. Un corps d’armée de dix mille hommes défile devant lui. Ces troupes, fort peu luxueuses, manœuvrent avec plus d’ensemble que celles de l’Union. Ici comme à New-York les régimens portent des noms ronflans : cavalerie des chevaux-noirs, hardis-démons, riffles à cheval, riffles à pied, gentilshommes du chemin, grosse infanterie, cadets de Virginie, dragons-gardes, zouaves de la Louisiane, tigres du Mississipi (les ennemis intimes des zouaves de New-York), etc. Un officier m’assure que les Yankees avaient soixante mille hommes sur le champ de bataille de Bull’s-Run contre vingt-cinq mille du sud. J’avais entendu dire aux unionistes, pour excuser leur retraite, que les sécessionistes étaient trois contre un. Voilà comme on est renseigné ! Rien de vrai probablement de part ni d’autre.

De retour à Fairfax, nous y déjeunons dans une pension d’officiers ou une auberge, je n’ai jamais pu le savoir ; mais ce dont je suis sûr, c’est qu’il n’y avait pas plus de serviettes et pas plus d’eau fraîche qu’à Manassas. — Nous ne parlerons plus du vin, chose inconnue dans ce pays. — L’odeur du nègre n’est pas appétissante non