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les yeux sont petits et très écartés, les pommettes et le menton proéminens. Sa chevelure, très noire, malgré les rides qui dénotent un homme de soixante ans, est retenue dans une loque roulée en turban, surmontée d’un vieux chapeau de paille informe. Sa fille ou sa petite-fille est à côté de lui. Elle tortille des bouts de fil de fer en forme d’hameçon. Elle paraît avoir seize ans, elle est maigre, petite, la peau d’un brun légèrement olivâtre ; de petits yeux taillés au couteau et à fleur de tête, les pommettes saillantes, le nez très petit, la bouche grande, mais les lèvres minces. Elle n’est nullement jolie dans sa robe étroite et collante, ornée de franges. Un Américain s’approche d’elle et lui parle, elle s’enfuit dans un groupe d’autres squaws, dont quelques-unes reculent et se cachent à mesure que les voyageurs avancent. Elles finissent par se sauver et s’enfermer dans leurs wigwams. Deux ou trois jeunes Indiens moins farouches, demi-bourgeois, demi-sauvages dans leur costume, causent avec les visages pâles et leur vendent du poisson frais.

Je m’approche du vieux Chippeway qui nattait son panier, et alors, sans lever les yeux : — Êtes-vous aussi un Français du vieux pays, vous ?

— Comment ! vous parlez français ?

— Un petit brin. J’ai appris ça quasiment de naissance.

Je ne m’attendais guère à retrouver ici le parler de nos vieux paysans du Berry, et je demeurai tout ébahi. Je crus d’abord que c’était un métis, comme celui que M. de Tocqueville rencontra en 1831 au fond de la baie de Saginaw, sur le lac Huron, à une centaine de lieues d’ici, vers le sud, et qui lui parla bas-normand en le prenant sur sa pirogue ; mais celui que j’avais sous les yeux est un véritable Indien, et c’est précisément des métis de Canadiens et d’Indiennes, dits bois brûlés, que ce groupe de Chippeways a appris notre langue. Peut-être ceux qui la parlent sont-ils nombreux dans ces tribus du littoral des grands lacs à cause de leurs rapports plus fréquens avec les métis qu’avec les Américains et les Anglais. Ce qu’ils savent de français ne va pas très loin, mais ils ont, à s’y méprendre, la prononciation et l’accent de terroir de nos gens de campagne.

Chose plus frappante encore, ce vieux sauvage, qui appelait la France le vieux pays, selon l’usage des Canadiens civilisés, semblait avoir quelque chose de la réserve à la fois discrète et curieuse de nos paysans quand ils veulent vous faire parler sans avoir à vous répondre. « Oh ! moi, disait-il, j’en sais pas ben long, mais vous ? J’ai été pris de jeunesse, et vous ? » Pressé de questions, il répond enfin : « Moi, je suis né natif sur la rive du Canada ; mais je parle pa encore comme un bois-brûlé. Y en a ben trê ben que demeuront par cheux nous. »