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vapeur nous emporte dans la forêt, encore intacte de chaque côté de la voie. Nous nous arrêtons à la fonderie, où des ouvriers coulent des rails. Ceci ressemble à toutes les fonderies du monde ; mais, après avoir suivi un sentier pavé de cailloux en fer et frayé à coups de hache au milieu d’arbres magnifiques, nous arrivons sur un chemin littéralement taillé en plein métal. Je n’avais jamais rien vu de pareil : une montagne de fer qui sort sa grosse échine luisante et nous renvoie dans les yeux un grand pétard de soleil. Ces masses ressemblent à de gigantesques bouillonnemens brusquement refroidis. Quel minerai en comparaison de celui que l’on trouve sous forme de grappes de raisin dans nos champs du Berri ! Figure-toi chacune de ces grappes aussi grosse que la butte Montmartre, et tu auras idée de ce qu’on appelle ici un gisement. Des arbousiers proccra, des framboisiers sauvages couverts de fruits, des thuyas très peu élevés, des chrysanthèmes, des épilobes à fleurs purpurines, des touffes d’immortelles blanches et de solidaginées, voilà ce qui domine sous les chênes, les érables et les pins qui entourent ces montagnes de fer. De ces hauteurs, la vue s’étend sur un océan de verdure, qui a ses tourmentes et ses ouragans, dont le passage est marqué par les arbres jetés, brisés et renversés les uns sur les autres.

Un monsieur d’une soixantaine d’années, qualifié de docteur, a proposé de nous faire voir tout près de là, sur la rivière Noquet, un village de castors ; mais il est déjà tard, il faut revenir au bateau. J’aurais bien voulu voir ces intéressans rongeurs ; mais le prince me console en me disant que nous en verrons tant et plus sur le Mississipi, Le susdit docteur, médecin ou non, est un savant qui acheta, il y a une dizaine d’années, un lopin de forêt. Il y bâtit une maisonnette, et vint là aux époques des vacances pour chasser et collectionner des oiseaux. Un beau jour, il se demanda pourquoi, chérissant la solitude, il n’abandonnerait pas la civilisation, et en raison de cette logique américaine qui met toujours bout à bout projet et exécution, le voilà définitivement établi tout seul au fond des forêts vierges, où il se trouve le plus heureux du monde. En me racontant son histoire, on me dit que ces trappeurs de la science ne sont pas extrêmement rares. Ces pays encore à demi sauvages, aussitôt que la sécurité s’y établit, ont pour les amans de la nature des attraits que je comprends fort bien. On y devient habile à simplifier l’existence, et, avec la suppression de beaucoup de besoins factices, on conquiert beaucoup de temps pour l’étude ; celui qu’on emploie à chasser pour se procurer la nourriture, loin d’être perdu, est gagné pour les recherches. On n’est pas élégant dans sa mise, il est vrai ; mais à voir avec quelle aisance ce digne homme