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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/287

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il croyait avec raison que, pour être ambassadeur, il ne cessait pas d’être M. Guizot. C’est le titre qu’il a toujours préféré à tous les autres ; M. Thiers de même. Étant avant tout M. Guizot, il surveillait donc de Londres la marche des affaires en France, et il écrivait le 29 avril à M. Duchâtel, c’est-à-dire au bout de deux mois du ministère de M. Thiers : « Comme vous, je suis frappé du mouvement vers la gauche ; comme vous, je le crois dangereux pour notre pays et notre gouvernement, mais je doute que ce mouvement marche aussi vite et aussi uniformément que vous le supposez. Je crois à des lenteurs, à des oscillations. Il faut régler sa conduite sur le fait général, mais en tenant compte des incidens qui doivent le ralentir ou le masquer pendant quelque temps. Je crois aussi qu’il importe infiniment de ne pas se tromper sur le moment de la réaction et sur la position à prendre pour la diriger. Il ne faut rentrer au pouvoir qu’appelés par une nécessité évidente, palpable. Je ne connais rien de pis que les remèdes qui viennent trop tôt ; ils ne guérissent pas le malade et ils perdent le médecin[1]. » Cette lettre est excellente et peint M. Guizot bien mieux que je ne pourrais le faire. Il n’était pas pressé, mais il était prêt. Il trouvait tout naturel, et cela l’était assurément, de se préparer, par ses réflexions et par sa correspondance, à remplacer M. Thiers, quand il en serait temps. Je sais bien que les censeurs du gouvernement représentatif critiqueront ce jeu de boute-hors. qu’ils mettent au compte exclusif des institutions parlementaires. Il est propre à tous les gouvernemens. À Constantinople les vizirs, à Saint-Pétersbourg les ministres, tous jouent entre eux au jeu de boute-hors. Les cartes sont différentes, le jeu est le même. M. Thiers ne pouvait certes point ignorer les préparations de M. Guizot, cela peut-être pouvait lui donner un peu d’humeur. Personne n’aime son successeur, et c’est le prodige de l’amour paternel d’avoir pu changer en affection passionnée une répugnance si naturelle ; mais, quoique M. Thiers sût beaucoup et devinât ce qu’il ne savait pas, je ne vois pas qu’il ait jamais laissé percer la moindre aigreur contre M. Guizot, et il avait raison : M. Guizot servait très loyalement à Londres la politique de M. Thiers, et la servait sans embarras, puisque, sur la question orientale, il était du même avis que lui.

Je viens d’indiquer la rivalité éventuelle entre M, Thiers et M. Guizot, qui se mêlait aux affaires d’Orient, mais qui ne troublait et ne gênait pas les négociations. Je dois dire un mot aussi de la crainte que M. Guizot semblait avoir de la prépondérance progressive de la gauche. M. Thiers annonçait l’intention de porter M. Odilon Barrot à la présidence de la chambre, et c’est sur cette candidature que

  1. P. 358-357.