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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/342

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entre lui et le propriétaire. Enfin, « ayant été ballotté et roulé trois ans, dit Burns avec sa verve amère, dans le tourbillon de la procédure, il fut sauvé tout juste des horreurs de la prison par une maladie de poitrine qui, après deux ans de promesses, eut l’obligeance d’intervenir. » Afin d’arracher quelque chose aux griffes des gens de loi, les deux fils et les deux filles aînés furent obligés de se porter comme créanciers de la succession pour l’arriéré de leurs gages. Avec ce petit pécule, ils prirent à loyer une autre ferme. Robert eut sept livres sterling par an pour son travail : pendant plusieurs années, sa dépense entière n’excéda point cette maigre pitance ; il était décidé à réussir à force d’abstinence et de peine. « Je lus des livres de culture, je calculai les récoltes, je fus exact aux marchés ; mais la première année la mauvaise qualité de la semence, et la seconde année la moisson tardive, nous firent perdre la moitié de notre récolte. » Les malheurs arrivaient par troupe ; la pauvreté ne manque jamais de les engendrer. Le forgeron Armour, dont la fille était sa maîtresse, le poursuivait en justice pour lui extorquer de l’argent et refusait de l’accepter pour gendre. Jeanne Armour l’abandonnait ; il ne pouvait donner son nom à l’enfant qu’il allait avoir. Il était obligé de se cacher, il avait été soumis à une pénitence publique. Il écrivait « que sa gaîté en compagnie n’était que la folie du criminel ivre aux mains du bourreau. » Il résolut de quitter sa patrie : moyennant trente livres par an, il fit marché avec M. Charles Douglas pour être teneur de livres ou aide-surveillant à la Jamaïque ; faute d’argent pour payer le passage, il était sur le point de s’engager par cette espèce de contrat de servitude qui liait les apprentis, lorsque le succès de son volume lui mit une vingtaine de guinées dans la main et pour un temps lui ouvrit une éclaircie. Ce fut là sa vie jusqu’à vingt-sept ans, et celle qui suivit ne valut guère mieux.

Figurez-vous dans cette condition un homme de génie, un vrai poète capable des émotions les plus délicates et des aspirations les plus hautes, qui veut monter, monter au sommet, qui s’en croit capable et digne[1]. De bonne heure l’ambition avait grondé en lui ; Il avait tâtonné à l’aveugle, « comme le cyclope dans son antre, » le long des murs de la cave où il était enfermé ; mais « les deux seules issues étaient la porte de l’épargne sordide ou le sentier du petit trafic chicanier. La première est une ouverture si étroite que je n’eusse pu jamais m’étriquer assez pour y passer ; la seconde, je l’ai toujours haïe : il y avait de la boue même à l’entrée. » Les bas métiers oppriment l’âme encore plus que le corps : l’homme y périt, il est obligé d’y périr ; il faut qu’il ne reste de lui qu’une machine, car

  1. La plupart de ces détails sont tirés de la Biographie de Burns, par Chambers, en quatre volumes.