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réussir en ce genre. À leurs yeux, il n’y a qu’une civilisation raisonnable, qui est la leur ; toute autre morale est inférieure, toute autre religion est extravagante. Parmi de telles exigences, comment reproduire des morales et des religions différentes ? C’est la sympathie seule qui peut retrouver les mœurs éteintes ou étrangères, et la sympathie ici est interdite. Sous cette règle étroite, la poésie historique, qui d’elle-même n’est guère viable, va languir étouffée comme sous une cloche de plomb.

Un d’entre eux, romancier, critique, historien et poète, favori de son siècle, lu dans l’Europe entière, fut comparé et presque égalé à Shakspeare, eut plus de popularité que Voltaire, fit pleurer les modistes et les duchesses, et gagna six millions. « Je jurerais, je crois, lui écrivait son éditeur achevant un de ses livres[1], et par tous les sermens qu’on pourrait proposer, que je n’ai jamais éprouvé un plaisir aussi entier… Lord Holland me dit quand je lui demandai son opinion : Mon opinion ! Personne de nous ne s’est mis au lit cette nuit ; rien n’a dormi, excepté ma goutte. » En France, on vendit de ces romans quatorze cent mille volumes, et on en vend toujours. L’auteur, né à Edimbourg, était fils d’un avoué[2], savant dans le droit féodal et dans l’histoire de l’église, lui-même avocat, puis shériff, et toujours grand amateur d’antiquités, surtout d’antiquités nationales, en sorte que, dans sa famille, dans son éducation, dans sa personne, il trouvait les matériaux de son œuvre et les aiguillons de son talent. Ses premiers souvenirs s’étaient éveillés à l’âge de trois ans, dans une ferme où on l’avait porté pour essayer l’effet du grand air sur sa petite jambe paralysée. On l’enveloppait nu dans la peau chaude d’un mouton tué à l’instant, et il rampait dans cet attirail, qui passait pour un spécifique. Il resta boiteux et devint liseur. Dès sa première enfance, il avait été élevé parmi les récits qu’il mit en scène plus tard, celui de la bataille de Culloden, celui des cruautés exercées contre les highlanders celui des guerres et des souffrances des covenantaires. À trois ans, il criait si haut la ballade de Hardyknute qu’il empêchait le ministre du village, homme doué d’une très belle voix, d’être entendu et même de s’entendre. Sitôt qu’on lui avait récité une ballade, surtout une ballade du Border il la savait par cœur. Dans le reste, il était indolent, étudiait à bâtons rompus, apprenait mal les choses sèches et positives ; mais de ce côté le courant de son instinct était précoce, précipité et invincible. Le jour où, pour la première fois, « sous un platane, » il ouvrit les volumes où Percy avait rassemblé les fragmens de l’ancienne poésie,

  1. Lockhart, p. 220, Life of sir W. Scott.
  2. Writer at the signet.