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agréablement tout son monde, et compose des pièces qui à la vérité n’ont guère qu’un mérite de mode, mais cependant pourront bien durer cent ans.

Celle qu’il joua dura moins. Pour soutenir son hospitalité princière et ses magnificences féodales, il était devenu l’associé de ses éditeurs ; châtelain en public et négociant en secret, il leur avait engagé sa signature sans surveiller l’usage qu’ils en faisaient. Une banqueroute survint ; à cinquante-cinq ans, il se trouva ruiné et débiteur de cent dix-sept mille livres sterling. Avec un courage et une probité admirables, il refusa toute grâce, n’accepta que du temps, se mit à l’œuvre le jour même, écrivit infatigablement, paya en quatre ans soixante-dix mille livres, épuisa son cerveau jusqu’à devenir paralytique et mourut à la peine. Ni dans sa conduite ni dans sa littérature ses goûts féodaux ne lui avaient réussi, et ses splendeurs seigneuriales s’étaient trouvées aussi fragiles que ses imaginations gothiques. Il s’était appuyé sur l’imitation, et l’on ne subsiste que par la vérité. C’est ailleurs qu’était sa gloire, et il y avait une partie solide dans son esprit comme dans ses écrits. Par-dessous l’amateur du moyen âge, on découvre d’abord l’Écossais avisé, observateur attentif dont la sagacité s’est aiguisée par le maniement de la procédure, bon homme d’ailleurs, accommodant et gai, comme il convient au caractère national, si différent, du caractère anglais. « Bon Dieu, dit un de ses camarades d’excursions, quel fonds il avait de belle humeur et de plaisanteries ! Un fonds sans fin. Nous n’avions pas fait dix pas que nous étions à rire ou à crier et à chanter. Partout où nous nous arrêtions, comme il s’accommodait gentiment à un chacun ! Il faisait toujours comme les autres faisaient ; jamais il ne jouait le grand homme et ne se donnait des airs en compagnie. » Devenu plus âgé et plus grave, il n’en resta pas moins aimable, le plus aimable des hôtes, si bien qu’un de ses voisins, fermier, je crois, au sortir de chez lui, disait à sa femme : « Ailie, ma fille, je vais me coucher, et je voudrais dormir douze mois pleins, car il n’y a qu’une chose dans ce monde qui vaille la peine de vivre, c’est la chasse d’Abbotsford. » Joignez à ce genre d’esprit des yeux qui voient tout, une mémoire qui retient tout, une étude perpétuelle promenée dans toute l’Ecosse, parmi toutes les conditions, et vous verrez naître son vrai talent, ce talent si agréable, si abondant, si facile, composé d’observation minutieuse et de moquerie douce, et qui rappelle à la fois Téniers et Addison. Sans doute il écrit mal, quelquefois même aussi mal que possible[1] ; on voit qu’il dicte, ne

  1. Ivanhoe, page 1. « Telle étant notre principale scène, la date de notre histoire se rapporte à une période située vers la fin du règne de Richard Ier, quand son retour de sa longue captivité était devenu un événement plutôt souhaité qu’espéré par ses infortunés sujets, qui cependant étaient soumis à tous les genres d’oppressions subalternes. »