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frustré de son espoir, se porte à ce que le dépit lui persuade, et, ne pouvant voir l’objet de sa passion, il veut lui faire voir sa puissance en préparant toutes choses à la guerre, ce qu’il fit depuis ce temps-là avec autant de soin et de diligence qu’auparavant il y avait été négligent. Voilà comme quoi de petites sottises de cour sont souvent causes de grands mouvemens dans les royaumes, et les maux qui y arrivent proviennent presque tous des intérêts des favoris, lesquels foulent aux pieds la justice, renversent tout bon ordre, changent toutes bonnes maximes, bref, se jouent de leurs maîtres et de leurs états pour se maintenir, ou s’accroître, ou se venger. » Ainsi pensait et parle de Buckingham le duc Henri de Rohan, l’illustre chef des protestans, que pourtant, en provoquant la guerre contre la France à propos du siège de La Rochelle, Buckingham venait secourir.

Quant à Anne d’Autriche, on a savamment discuté la question de savoir si elle avait partagé la passion de Buckingham et à quel point elle s’y était laissé entraîner. On eût mieux fait peut-être de s’en tenir sur ce point à la remarque de Chamfort : « En pareille affaire, la moitié de ce qu’on dit n’est pas vrai, et on ne sait pas la moitié de ce qui est vrai. » Mais puisque cette aventure galante est devenue un petit problème historique, j’en dirai aussi mon avis. Anne d’Autriche eut certainement du goût, et un goût très vif, pour Buckingham. « Elle avouait elle-même, dit Mme de Motteville, que, si une honnête femme avait pu aimer un autre que son mari, celui-là aurait été le seul qui aurait pu lui plaire. » Et Mme de Chevreuse, qui avait pénétré si avant dans ses confidences d’action et de conversation, disait d’une part « qu’elle avait eu toutes les peines du monde à faire prendre à la reine quelque goût à la gloire d’être aimée, » et de l’autre que « Buckingham était le seul homme que la reine eût aimé avec passion. » Cette passion devint, même à la cour d’Anne d’Autriche, et bien longtemps après ses premiers mouvemens, un sujet de souvenir avoué et presque de plaisanterie familière. Quand le cardinal de Richelieu présenta pour la première fois Mazarin à la reine : « Vous l’aimerez, madame, lui dit-il; il a de l’air de Buckingham. » Et encore bien des années plus tard, après la mort de Louis XIII et de Richelieu, quand Anne d’Autriche régente habitait Ruel, « elle vit un jour, dans une allée du jardin. Voiture, qui rêvait en se promenant. Elle lui demanda à quoi il pensait. Voiture, sans beaucoup songer, fit, pour répondre à la reine, ces vers plaisans et hardis :

Je pensais que la destinée,
Après tant d’injustes malheurs,
Vous a justement couronnée
De gloire, d’éclat et d’honneurs,