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transporte le voyageur en plein XVIIIe siècle, où l’on croit encore voir sortir quelque chaise à porteurs de ces hôtels aux grilles tournant sur des gonds rouillés, entre les bustes en marbre d’une Junon sans nez et d’un Brutus essorillé. Partout aussi, à la Guadeloupe comme à la Martinique, on trouvait la même hospitalité, proverbiale dans nos colonies, partout les mêmes matinées enivrantes, les mêmes nuits lumineuses, et le soir, — sous les grands tamarins, — les longues causeries de la savane. Deux fois par mois, ce monde enchanté secouait le charme et renaissait à la vie. C’était alors que l’on signalait le packet d’Europe; on en épiait au loin la fumée, on le voyait s’approcher, grossir; la foule des nouvellistes envahissait le môle en attendant la venue des canots, et les conjectures couraient de bouche en bouche. Quels enfans vagabonds allait-il ramener dans ces îles que l’on quitte rarement sans retour, et que les créoles ont baptisées du nom de pays des revenans? Que fallait-il attendre de cette boîte de Pandore d’où l’on avait successivement vu sortir la guerre, la paix et jusqu’à une révolution? Pour nous, qui prévoyions notre envoi prochain aux États-Unis, c’étaient les nouvelles de la crise américaine que nous suivions avec l’intérêt le plus vif. Nous avions vu l’orage se former, puis éclater sur le fort Sumter; nous avions appris l’étrange déroute de Bull’s Run, les armemens formidables qui l’avaient suivie de part et d’autre, et lorsqu’arriva l’ordre de départ, tous nos préparatifs étaient terminés. En peu d’heures, nous vîmes les derniers mornes de nos pauvres Antilles se perdre dans l’éloignement, et dès le même soir recommençait pour nous la monotone et claustrale existence de la mer.

La traversée fut courte, la latitude augmenta rapidement, le thermomètre baissa de même; bientôt nous fûmes en hiver, et pour ne nous laisser à cet égard aucun doute, au moment où nous cherchions les premières balises qui signalent la passe sinueuse de Sandy-Hook et l’entrée de la rade de New-York, au moment où quelques centaines de mètres seulement nous séparaient du mouillage, un banc de brume épaisse qui se formait depuis le matin dans le nord-est s’étendit comme par enchantement, et vint nous envelopper ainsi que les nuages secourables dont se servaient les dieux de la fable aux heures délicates des fastes mythologiques. C’était le début d’une de ces redoutables tempêtes de neige qui rendent l’atterrissage des côtes américaines si rude en hiver, qui transforment le navire en un bloc de glace, paralysent la manœuvre, et ne laissent d’autre ressource que de reprendre le large en attendant des jours meilleurs. Il nous en coûta une semaine de retard, après quoi nous vîmes de nouveau les lignes basses et noyées de Long-Island et de New-Jersey se dessiner sur un ciel plombé ; les navires