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dernes, et où près de 100,000 hommes furent engagés de part et d’autre, le chiffre des morts constatées ne fut guère que de 16 à 1,700 chez les fédéraux[1]. On finit également par savoir que la partie n’avait été sauvée que par les canonnières, sans lesquelles l’armée d’Halleck eût été inévitablement culbutée dans le Tennessee. Toutefois il y avait loin de cet échec à la défaite de Bull’s Run, et comme, à peu près vers la même époque, les généraux du sud commençaient le grand mouvement de concentration qu’ils réussirent si habilement à dissimuler, les journaux, prenant pour une retraite définitive ce qui n’était que l’exécution d’un plan, n’eurent rien de plus pressé que d’entonner en chœur le chant de la victoire. « Les forts de la côte étaient pris ou se rendaient l’un après l’autre; les redoutables lignes de Yorktown, dernier boulevard de la rébellion, étaient évacuées ; tout serait évidemment terminé pour le grand anniversaire national du 4 juillet. L’on y célébrerait à la fois l’indépendance et l’union reconquise. » Mais peu après le pauvre général Banks, qui de gouverneur d’état était d’emblée devenu chef d’armée, se voyait chassé en quelques jours de la vallée de la Shenandoah; la route de Washington semblait ouverte à l’ennemi; la capitale était sans défense, l’arrière-ban de la milice allait la couvrir, et les journaux sonnaient le tocsin à l’unisson.

Je voudrais pouvoir donner une idée de cette curieuse presse américaine, que nous ne connaissons guère en Europe que par ses excès, et dont l’influence néanmoins est assez marquée pour que M. Russell, le sagace correspondant du Times anglais, ait fait remonter jusqu’à elle une bonne partie des difficultés de la guerre actuelle. Laissons la qualité. Comment un pays où tout le monde sait lire serait-il insensible à l’action d’une publicité quotidienne qui ne procède que par tirages à 100,000 exemplaires dans les grands centres de population[2]? Le New-York Herald va jusqu’à 120,000 et 130,000. Que ce soit le public qui ait façonné le journal ou le journal qui ait réussi à s’imposer au public, peu importe; le besoin est là, et il frappe l’étranger dès le premier jour. Etes-vous en

  1. Depuis l’attaque du fort Sumter, le 12 avril 1861, jusqu’au 6 avril 1862, date de la journée de Pittsburgh exclusivement, c’est-à-dire en un an, la guerre américaine comptait vingt-cinq batailles, ayant eu pour résultat total : tués, 2,490; blessés, 4,196; prisonniers, 1,440. Je ne parle pas des hommes manquant sans motif après chaque affaire, et dont le chiffre s’élevait toujours assez haut. La deuxième année menace malheureusement d’être beaucoup plus meurtrière, et le fait était inévitable. Que l’on compare dans notre histoire les pertes insignifiantes de Valmy, de Fleurus et de Jemmapes avec les épouvantables tueries des derniers temps de l’empire !
  2. Il m’a été affirmé que la seule ville de New-York comptait trois cent cinquante et une publications périodiques de tout genre; mais je n’ai pu vérifier ce chiffre, qui me semble exagéré.