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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 41.djvu/883

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pela qu’à Venise un vieux gondolier m’avait dit avec orgueil : « J’ai vu des chevaux. moi, de vrais chevaux vivans; on les promenait sur la plage du Lido; ils appartenaient à cet Anglais boiteux que sa maîtresse battait si fort. » Il voulait parler de lord Byron.

Les Capriotes sont en général de taille moyenne, musculeux, gais, bavards, maigres et rapides comme des montagnards, bruns comme les hommes qui vivent sous le double hâle de la mer et du soleil. Leur type n’a rien de remarquable et tire naturellement vers l’Italien du midi, auquel il ressemble par les yeux noirs et les cheveux bouclés. Les femmes n’ont point cette beauté qui saisit chez les Romaines; sauf une certaine nonchalance d’attitudes et une extrême douceur dans la voix, je ne leur ai rien reconnu de particulier! L’usage d’aller pieds nus et d’étaler des cheveux mal peignés, outrageusement graissés d’huile, n’est pas fait pour les rendre attrayantes; on les dit honnêtes, et je le crois sans peine. Depuis qu’un Anglais riche et désabusé s’est marié avec une Capriote qui n’est point laide, toutes les femmes de l’île s’imaginent volontiers qu’on va les épouser pour en faire des pairesses d’Angleterre; une pareille espérance aide prodigieusement à la vertu. Quelques-unes de ces femmes sont très grandes et paraissent fières de leur taille élevée; elles constituent une sorte d’aristocratie singulière, car la légende prétend qu’elles descendent en ligne directe des concubines de Tibère. Les gens du pays vous disent avec un aplomb imperturbable et comme s’ils le savaient de source certaine : « Tibère ne pouvait souffrir que les femmes d’une très haute taille, car lui-même il était si grand qu’il ressemblait à un géant. » Les historiens ne paraissent point d’accord sur le portrait qu’ils ont tracé du terrible gaucher qui y voyait la nuit. « Il était gras, robuste et d’une stature au-dessus de la moyenne, large des épaules et de la poitrine; de la tête aux pieds, ses membres étaient bien faits et bien proportionnés, » dit Suétone[1]. « Sa longue stature était grêle et voûtée, son front dégarni de cheveux, son visage rongé d’ulcères et presque toujours plaqué d’emplâtres, » dit Tacite[2]. Ces femmes tirent vanité de leur origine; c’est presque un honneur que de les épouser. Je livre le fait pour ce qu’il vaut; il constatera une fois de plus l’inconcevable besoin qu’éprouvent les hommes de se diviser en catégories arbitraires, basées sur des distinctions de hasard qui n’ont rien de commun avec le talent, l’intelligence et la vertu.

J’eus l’occasion, dès mon arrivée, de voir toute la population réunie, car c’était la fête de san Costanzo, le saint très vénéré de la ville de Capri, où l’idée de Dieu n’existe guère plus que dans le

  1. Suétone, ap. Tib., § 68.
  2. Tacite, Ann., liv. IV, § 57.