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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 44.djvu/343

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c’est que l’administration et la magistrature ne méritent pas assez de confiance pour qu’on remette sans crainte entre leurs mains le redoutable glaive. Peut-être pourrait-on établir à Constantinople une haute cour, un conseil suprême composé d’hommes choisis avec soin parmi les plus instruits, les plus sévères et les plus justes de tous les juges de l’empire. Ce conseil réviserait tous les procès capitaux, consciencieusement et rapidement, et chaque fois qu’il reconnaîtrait un attentat grave contre la société, il devrait ordonner que la justice suivît son cours; mais où trouver en Turquie des juges qui ne soient ni paresseux et négligens, ni corrompus et avides?

Voilà donc les souvenirs que me laisse un séjour de deux mois et demi à Angora, voilà ce que j’ai pu connaître. Il m’a fallu, pour présenter ce tableau, rassembler bien des traits épars qui s’étaient offerts à moi l’un après l’autre, sacrifier bien des détails pour ne m’attacher, dans ce cadre restreint, qu’aux grandes lignes et à l’effet d’ensemble. Mon but serait atteint si j’avais fait comprendre à quelques-uns de ceux qui tournent vers l’Orient des regards attentifs et curieux cette diversité de races et de communions, la condition et le génie de chacun de ces peuples, la nature tout artificielle du lien qui les relie l’un à l’autre, les rapports qu’ils ont entre eux, le caractère et le rôle de l’administration qui maintient provisoirement entre ces élémens distincts une unité toute factice. Pour emprunter à la langue si précise de la chimie une comparaison qui rendra bien ma pensée, il n’y a pas ici combinaison, mais simple mélange. Il n’est d’ailleurs pas temps encore de tirer de ces peintures et de ces remarques les inductions qu’elles pourraient peut-être suggérer sur l’avenir probable de l’Orient, sur ce qu’il y a lieu d’espérer et de désirer pour les différentes populations groupées sous le sceptre du sultan.

Je suis, ai-je besoin de le dire? de ceux qui croient qu’il y a un avenir pour l’Orient, que tout n’est pas fini pour ces belles contrées où tout a commencé jadis, où sont nés nos religions, nos langues et les alphabets qui les ont conservées, nos arts et nos industries. Je crois qu’on verra se relever et refleurir ces races antiques et vivaces dont les premiers souvenirs se confondent avec ceux mêmes du genre humain; mais avant de nous essayer à soulever un coin du voile qui couvre encore leurs destinées, il convient de pousser plus avant nos recherches. Nous allons donc remonter à cheval, quitter Angora et franchir l’Halys pour étudier Turcs et raïas dans des conditions nouvelles à certains égards, dans des provinces plus éloignées de la capitale, et où l’influence européenne a moins pénétré encore.


GEORGE PERROT.