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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/1007

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ment. Pourvu que l’Allemagne veuille fermement être elle-même, l’Europe pourrait suffisamment protéger la Pologne en faisant planer sur la Russie une sorte d’interdit moral. Un écrivain qui a étudié sérieusement et complètement les questions d’ethnographie et d’histoire qui naissent des rapports de la Pologne et de la Russie, M. Elias Regnault, vient de nous rappeler, dans une brochure intéressante sur la question européenne improprement appelée la question polonaise, une vieille tradition française qui pourrait bien trouver aujourd’hui son application. On connaît les projets de fédération européenne qui occupèrent Henri IV, et qui furent le rêve généreux de cette vie si active. Dans ses plans, Henri IV donnait à la Pologne une place égale à celle même de la France; mais il excluait presque la Russie de sa fédération. Les motifs de cette exclusion méritent d’être rappelés dans les termes mêmes que Sully nous a transmis. « Je ne parle point de la Moscovie ou Grande-Russie, ces vastes pays étant en grande partie idolâtres et en partie schismatiques comme les Grecs et Arméniens, mais avec mille pratiques superstitieuses qui ne leur laissent presque aucune conformité avec nous. Outre qu’ils appartiennent à l’Asie pour le moins autant qu’à l’Europe, on doit presque les regarder comme un pays barbare et les mettre dans la même classe que la Turquie... Si le grand-duc de Moscovie ou tsar de Russie, qu’on croit être l’ancien knès de Scythie, refuse d’entrer dans l’association après qu’on la lui aura proposée, on le doit traiter comme le sultan de Turquie, le dépouiller de ce qu’il possède en Europe, et le reléguer en Asie, où il pourra, sans que nous nous en mêlions, continuer tant qu’il voudra la guerre qu’il a presque continuellement avec les Persans et les Turcs. » Il y avait dans cette fantaisie de Henri IV un instinct merveilleux. Ce roi spirituel et bon, ce Français par excellence, comprenait que la Moscovie n’était pas européenne, qu’elle avait tout à demander à l’Europe, mais que l’Europe n’avait nul besoin de la Moscovie, qui n’était qu’un pendant de la Turquie, et pouvait fort bien se passer d’elle. Par sa conduite envers la Pologne, la Russie rajeunit et confirme le sentiment d’Henri IV.

Au fond, sans être la république fédérale rêvée par Henri IV, laquelle aurait été réglée par une constitution et régie par un parlement représentatif, l’Europe, par ce qu’il y a de commun ou d’analogue aux nations qui la composent en fait de traditions, de religion, d’institutions, de vie historique, n’en demeure pas moins une fédération véritable. La Russie a voulu en quelque sorte entrer dans la fédération européenne par effraction et par le meurtre d’un peuple. « La destruction de la Pologne comme nation, disait l’impitoyable Pozzo di Borgo dans un mémoire adressé à Alexandre Ier, forme l’histoire moderne de la Russie presque tout entière. » A mieux dire, par les connivences du partage, la Russie avait détaché en partie de la fédération européenne la Prusse, l’Autriche, et indirectement toute l’Allemagne. Que l’Autriche refuse sa complicité aux injustices dont