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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/258

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On sait quelle fut dans la déroute l’héroïque constance de Ney. M. de Fezensac ne le quitta pas, et repassa avec lui le Niémen. Le W de ligne, qui comptait 3,000 hommes au commencement de la campagne, en réunissait à peine 200 à la fin. C’est avec un juste sentiment de fierté que ce colonel sans soldats cite la lettre suivante du maréchal Ney au duc de Feltre. « Berlin, le 23 janvier 1813. Monsieur le duc, je profite du moment où la campagne est, sinon terminée, au moins suspendue, pour vous témoigner toute la satisfaction que m’a fait éprouver la manière de servir de M. de Fezensac. Ce jeune homme s’est trouvé dans des circonstances fort critiques, et s’y est toujours montré supérieur. Je vous le donne comme un véritable chevalier français, et vous pouvez désormais le regarder comme un vieux colonel. » Rien ne peut être plus éloquent qu’un pareil témoignage dans un pareil moment.

Ce récit de la campagne de Russie comprend à lui seul le tiers des Souvenirs militaires. Il y a peu de documens aussi importans pour l’histoire de nos grandes guerres. Le talent de l’exposition s’y joint à l’exactitude et à la précision des détails. Malgré les terribles angoisses qu’il venait de traverser, M. de Fezensac ne passa que peu de mois à Paris. « Ce peu de temps m’a laissé, dit-il, de tristes et profonds souvenirs. Je trouvai ma famille, mes amis, la société tout entière, frappés de terreur. Le fameux 29e bulletin avait appris brusquement à la France la destruction de la grande armée. L’empereur n’était plus invincible. Pendant que nous succombions en Russie, une autre armée périssait lentement en Espagne, et à Paris même un obscur conspirateur avait failli s’emparer du pouvoir. La défection de la Prusse n’était plus douteuse, l’alliance de l’Autriche au moins incertaine ; l’épuisement de la France s’accroissait avec le nombre de ses ennemis. Les récits des officiers échappés aux désastres de la retraite contribuaient à augmenter l’effroi. Paris, accoutumé depuis quinze ans à des chants de victoire, apprenait chaque jour quelque nouvelle calamité. »

Au milieu de cette consternation universelle, il fut nommé général de brigade et repartit pour l’armée ; mais dès ce moment il n’a guère plus que des désastres à enregistrer. Il raconte avec une franchise admirable, et sans en rien atténuer, la bataille de Kulm, où son corps fut mis en pleine déroute, la défaite du général Macdonald à la Katzbach, celle du maréchal Oudinot à Gross-Beeren, celle du maréchal Ney à Juterbock. D’où venait cette succession de revers ? Il en indique deux principales causes, le caractère des généraux et la composition des corps. Tous les généraux blâmaient l’empereur de n’avoir pas fait la paix à Prague ; ils ne servaient qu’à regret et n’obéissaient plus. Les soldats d’Austerlitz et de Wagram étaient morts. L’armée ne se composait que de jeunes conscrits, braves sur le champ de bataille, mais incapables de supporter les fatigues et les privations de la guerre. Malgré les victoires de Lutzen, de Bautzen et de Dresde, la désorganisation se mit partout dans notre armée ; les alliés firent un suprême effort, et le désastre de Leipzig mit le comble à nos malheurs.

M. de Fezensac était enfermé dans Dresde avec le maréchal Gouvion Saint-Cyr et fit partie du corps d’armée qui capitula dans cette ville. Cette capitulation a été blâmée par les uns et considérée par les autres comme