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il vaut mieux y renoncer que de le falsifier, pour en déduire un mensonge public, car alors il ne s’agirait plus d’une représentation nationale, mais d’une véritable subornation de témoins appliquée à la politique. On élèverait une tribune à l’imposture.

Admettons donc que lorsqu’on proclame le suffrage universel, c’est qu’on ne le craint pas ; mais sans le trop craindre ne peut-on pas avouer qu’il ne porte pas avec lui la garantie d’un discernement suffisant dans le choix des représentai ? Si l’on se préoccupe de cet inconvénient, il est probable qu’on sera conduit à ne recevoir le suffrage que de celui qui sait l’écrire. En principe, il est difficile de trouver à cette condition une objection valable. Ceux qui y résistent le plus n’oseraient guère soutenir qu’une société universellement pourvue des lumières modestes de l’instruction primaire ne serait pas plus apte à faire acte de peuple libre qu’une multitude qui n’a jamais lu ces mots : France, loi, ordre, liberté, patrie. Il est possible de penser, il ne l’est guère de dire que l’on préfère aux premiers élémens de l’éducation ce que M. Royer-Collard appelait la bienheureuse innocence des brutes. Nous ne pouvons que joindre nos vœux à ceux de tous les amis de la dignité humaine : qu’il vienne bientôt le jour où tout Français saura lire et tracer le nom de son pays et celui de ses enfans !

Si cependant nous tenions dans nos mains le pouvoir de restreindre actuellement par cet ajournement le suffrage universel, nous hésiterions à en user. Voici pourquoi. C’est dans les campagnes surtout que l’instruction primaire fait tristement défaut. C’est parmi les électeurs des campagnes que la loi qui exigerait qu’on sût lire et écrire ferait les plus grands vides, et la proportion de la population rurale à la population urbaine serait considérablement intervertie dans les collèges électoraux. Or si les habitans des champs exercent leurs droits politiques avec infiniment moins de réflexion que les citoyens des villes, ils sont plus soumis aux influences permanentes, plus fidèles aux traditions qui subsistent dans toute société. On peut donc dire qu’en général les campagnes sont, dans l’état présent des choses, l’élément conservateur, et les villes l’élément novateur ; les unes et les autres se partagent entre elles la résistance et le mouvement. Ce sont là des faits généraux, des faits naturels ; tout système électoral doit admettre et même consacrer les données réelles de la société à laquelle il s’applique, et il faudrait y regarder à deux fois avant de supprimer ou d’affaiblir une différence fondamentale entre les deux grandes sections qui la composent. L’uniformité trop absolue est un des écueils où peut se heurter toute législation électorale. Lorsque des circonstances permanentes rompent cette uniformité, le législateur doit les respecter, les recueillir même, et leur conserver dans son œuvre toute