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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/379

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une vie de loisir consacrée à l’étude, ozio letterato, sans être teint à rien, sans aucune obligation, car je ne sais pas rimer et servir à la fois ; aussi je prétends avoir la table, le logement et les honneurs sans être astreint au service… C’est en ma qualité de poète que j’ai droit à la fortune. Quels princes ne se tiendraient pour honorés d’être loués par moi ? Et de quels trésors, de quelles récompenses pourraient-ils payer ce que ma plume a fait pour leur gloire ?… Mes chants ont la même puissance que la trompette du jugement dernier. Ils font sortir du sépulcre et élèvent au-dessus des nues les Alphonse et les Hercule. Grâce à moi, leur renommée remplit le monde… Princes, montrez-vous reconnaissons ; acquittez-vous des tributs qui nous sont dus, car c’est notre grandeur à nous autres poètes que nous faisons de vous nos tributaires. »

Ainsi, sur la foi d’une utopie, le Tasse chercha à Ferrare une servitude (c’était le mot consacré) qui ne fût qu’une sinécure. Il ne réussit pas du premier coup à réaliser son rêve. Faute de mieux, il entra d’abord au service du cardinal Louis d’Este, qui n’entendait pas finesse à ces sortes de choses et ne consentait point à exempter du service actif les Orphées enrôlés parmi ses gentilshommes. Quand en 1570 le cardinal partit en mission pour Paris, notre poète dut s’arracher à ses études pour le suivre. On était à la veille de la Saint-Barthélémy. Louis d’Este était un politique ; il tenait pour les tempéramens. Le bon Tasse, plus catholique que le pape, s’abandonna, paraît-il, aux emportemens d’un zèle indiscret ; il gourmanda la tiédeur de son padrone et fit si bien qu’on le congédia. Il repartit en mince équipage et la bourse vide. Ce fut à Rome qu’il reçut les ouvertures d’Alphonse, qui l’appelait auprès de lui. Plus complaisant que son frère, le duc entra dans ses désirs ; peut-être, dans le secret de son cœur, se disait-il, comme cet autre : J’aurai besoin de lui quelques années tout au plus ; on presse l’orange et on en jette l’écorce. Ce qui est certain ; c’est qu’à peu de temps de là le Tasse, dans son Aminta, lui rendait grâces avec l’effusion d’un cœur pénétré de ses bienfaits. « O Daphné, c’est un dieu qui m’a fait ces loisirs. Il me dit, quand il me permit de me donner à lui : Tircis, qu’un autre chasse les loups et les brigands et fasse la garde autour de mes bergeries ; qu’un autre distribue à mes serviteurs les récompenses et les peines ; qu’un autre paisse et soigne mes troupeaux ; qu’un autre conserve les laines et le lait, et qu’un autre les aille vendre au marché. Toi, vis dans le repos et chante !… Aussi ses autels seront toujours ornés de fleurs par mes mains, et toujours je ferai monter jusqu’à lui les douces vapeurs d’un encens parfumé ! » Et c’est ainsi que, parvenu au comble de ses souhaits, cet enfant de génie nageait dans la joie ; mais un jour qu’il méditait