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Je vis où il en voulait venir. — Ah ! de grâce, lui dis-je, ne parlons pas du roi de Piémont : nous aurions peine à nous entendre, aussi bien n’a-t-il rien à voir dans notre affaire…

— Je lui fais grâce pour cette fois, dit-il gaîment ; mais qu’il ne se retrouve pas sur mon chemin ! sinon… Et, reprenant le fil de son discours : — Vous vous rappelez ce rat de la fable qui logeait dans le tronc d’un vieux pin côte à côte avec un hibou, un chat et une belette. Le pauvre animal vivait dans des transes mortelles. Le brillant duc de Ferrare, le chevaleresque Alphonse, n’était pas mieux partagé. Environné de voisins incommodes qui convoitaient son bien et couchaient en joue sa succession, il devait avoir toujours l’œil au guet, toujours prendre le vent. Ni Venise, ni Milan ne lui voulaient du bien. À son avènement, les Espagnols avaient été sur le point d’assaillir sa bonne ville de Modène. Il était aussi en délicatesse avec la Toscane au sujet d’une éternelle dispute de préséance qui menaçait à tout coup de s’envenimer. Relevant de l’empire pour une partie de ses états et tenant l’autre du saint-siège, sa politique constante fut de s’appuyer sur l’empereur, et son empressement à lui faire sa cour l’entraîna dans de folles dépenses. En 1566, il épuisa son coffre-fort pour s’en aller guerroyer en Hongrie contre le Turc. Du reste, comme ses prédécesseurs, il recherchait ce prestige que donne le faste, et plus il se sentait menacé, plus il redoublait de magnificence pour imposer à ses ennemis. Comment faire face à tant de dépenses ? Il fallait recourir aux expédiens, accroître les rigueurs du fisc, pressurer les peuples, multiplier les taxes : non content de s’être attribué le monopole du sel, il accapara entre ses mains tout le commerce de la farine ; ce modèle des chevaliers voulut être le seul boulanger de Ferrare. À tant de soucis ajoutez les inquiétudes bien plus cuisantes que lui causait la cour de Rome. Ferrare était fief du saint-siège. Alphonse paraissant condamné à mourir sans héritier direct, ce fief allait tomber eh dévolu, faire retour au suzerain. Il s’épuisa en efforts pour obtenir de Rome qu’elle reconnût l’héritier qu’il voudrait bien se choisir ; tout ce qu’il avait de diplomates s’usèrent à ces négociations… J’allais oublier qu’en 1575 il brigua la couronne de Pologne. À qui confia-t-il la conduite de cette importante intrigue ? À un poète, au rival du Tasse, à Giambattistà Guanni, qui n’en était pas dans ce genre à son coup d’essai, ayant déjà rempli plus d’une mission à Venise, en Piémont, à la cour impériale. « Que n’ai-je pas fait dans ma vie ? S’écrie-t-il dans son Pastor fido. Je courus, j’écrivis… Jamais je ne craignis les hasards ni ne reculai devant la fatigue. » Et pendant que Guarini courait en Pologne et s’évertuait pour procurer une couronne à son maître, que faisait le Tasse ? Il conversait avec Léonore,