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absolument, nous parlerons du Tasse. — Et, se mettant à sourire : — Bien vous en a pris de refuser la cape de Scévola !

— Je vous avertis, dit Mme Roch, que je ne comprends rien à votre prince Vitale. Ce faiseur de mystères, qui se décide à parler parce que Scévola ne s’est pas enrhumé, me semble un personnage assez baroque.

— Je ne vous ai jamais dit, madame, que le prince Vitale fût un homme comme les autres. À la vérité, tout en lui me paraissait singulier, et je n’étais pas au. bout de mes étonnemens. Quand je fus sur pied, je le rejoignis dans la salle à manger. Entouré d’enfans, comme à mon arrivée, il leur distribuait des images de dévotion. Les ayant congédiés, il me fit asseoir à une petite table où avaient été placés deux couverts. L’aubergiste s’était ingénié pour lui faire honneur. Gibier, volaille, vin de Viterbe, rien ne manquait au festin. Je dépliais ma serviette, quand parut sur le seuil de la porte un colporteur chargé de sa balle ; il alla s’asseoir dans un petit coin, et se mit à boire à petits coups un verre de rosolio à la cannelle en dévorant un morceau de pain bis. L’instant d’après entre, sa besace sur l’épaule, un capucin quêteur, gros homme à la face fleurie, fort connu dans le pays sous le nom de père Macario. À la vue du prince, il s’inclina jusqu’à terre ; puis, avisant le colporteur, il roula les yeux, grommela entre ses dents : Maledetto Ebreo ! et fit un grand geste qui signifiait : « Qu’on mette cet homme à la porte ! » Le pauvre Juif n’attendit pas qu’on le chassât ; il se leva ; emportant avec lui son verre et ce qui lui restait de pain, il alla s’accroupir à deux pas du seuil sous un méchant auvent en nattes de jonc que la pluie traversait de part en part. Le prince hocha la tête, appela l’aubergiste, lui ordonna de mettre encore deux couverts, et, après avoir invité le capucin, qui accepta en rougissant de plaisir, il alla prendre le Juif par la main, et, malgré sa résistance, le força de s’asseoir devant le quatrième couvert. Et le père Macario de bondir sur sa chaise et, gonflant ses joues, de s’écrier : — Miséricorde céleste ! c’est un Juif ! — Je le sais, — répondit froidement le prince, qui, remplissant de vin une tasse de faïence, me la présenta en me disant : — À la ronde ! — Je bus, le Juif but à son tour, et timidement tendit la tasse au capucin, qui se recula tout en colère. Alors le prince : — Père Macario, dans le royaume des cieux, il n’y aura plus ni Juifs ni capucins !

Six heures plus tard, à la tombée de la nuit, je traversais la campagne de Rome en compagnie du prince, qui avait accepté une place dans ma voiture. Le temps s’était remis au beau. Pas un nuage au ciel. Après avoir essuyé les fureurs d’une tempête, le silence de cette plaine nue et du ciel rasséréné me semblait d’une douceur infinie.