Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/497

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Après s’être avancées si loin, la France, l’Angleterre et l’Autriche auraient reculé en avouant leur impuissance. La Russie aurait encore une fois triomphé, et la Pologne retomberait dans ses cachots, sur ses gibets, dans ses travaux forcés de Sibérie, domptée par le grand vainqueur Mouravief. Quel exemple ! quels en seraient les enseignemens à travers le monde ? quel profit pour la conservation sociale et politique en Europe ? La première des vertus conservatrices est le patriotisme. Nous autres, Français Anglais, Allemands, les heureux de l’Europe, nous nous croyons patriotes : nous le sommes, soit ; mais c’est pour nous une vertu facile, elle ne subit aucune épreuve. Nous ne sommes pas mis en demeure de relever le drapeau de la patrie sous les coups de l’oppresseur étranger, d’aimer notre pays jusqu’à la mort. Il y a en ce moment en Europe des hommes à qui ce martyre est demandé ; nous les avons vus, nous les voyons quitter nos villes, s’arracher aux séductions de la vie, emportant en eux les âmes de leurs mères, et courir, pour rendre témoignage à leur pays, sans espoir et sans illusion pour eux-mêmes, non pas vers la mort enivrante des grands champs de bataille, mais vers les plus cruels et les plus ignominieux supplices. En vérité les héros, on dirait presque les saints du patriotisme, ce sont les pendus de Dunabourg et de Wilna. Et notre époque serait si aride que la vertu du patriotisme consacré par de tels dévouemens y devrait succomber sous la tyrannie d’un Mouravief ! On a reproché aux Polonais d’être des révolutionnaires. « Savez-vous, s’écrie le noble et éloquent auteur de la Pologne et la cause de l’ordre, savez-vous, vous qui les accusez, ce que c’est que la vie d’un Polonais de nos jours ? Savez-vous par quel travail de passion, de désespoir et de foi se forment ces âmes polonaises, dont le monde admire aujourd’hui les exploits ? — Dès l’instant où il parle, dès cet instant où toutes les mères enseignent à leur fils Dieu, l’honneur et le devoir, la mère polonaise enseigne déjà au sien la patrie. C’est le seul moment qui lui soit laissé pour prononcer cette parole, et il faut que l’enseignement soit assez fort pour suffire à toute une vie, Aussi dès lors, à l’âge le plus riant de l’enfance, sur les genoux de sa mère, l’enfant apprend qu’il est né maudit par l’ordre humain, mais qu’il doit fièrement porter sa malédiction. Devant sa blonde petite tête se pressent déjà les images sanglantes des souffrances des ancêtres, des images de mort, de cachot et d’exil, de frein rongé dans le silence ; — dans son pauvre cœur d’enfant, sa propre mère renouvelle tous les jours les angoisses des trois partages. Il apprend dès lors, chose inconcevable, qu’il est un bien, une vérité, un amour, qu’il doit cacher à tous les yeux ; qu’il est des cas où il doit feindre le mal pour ne pas s’exposer à la vengeance des oppresseurs ; qu’il est un devoir sacré qu’il n’est pas libre de remplir au grand jour. À l’école, objet de haine et de mépris pour ses camarades russes ou ses professeurs, il dévore l’injure, il déguise sa pensée, il conspire en étudiant mystérieusement l’histoire et la poésie nationale. Dans sa jeune intelligence se pose déjà impérieusement le terrible problème de la délivrance. Il com-