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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/522

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résultat, poursuivi avec persistance depuis longtemps par les buveurs de cendres, n’en avait pas moins été obtenu : l’Europe de 1815, l’Europe de M. de Metternich, ainsi qu’on l’a souvent appelée, n’existe plus aujourd’hui.

Entre la fin de la crise orientale en 1840 et les premières commotions italiennes de 1847, un grand calme régna sur le monde ; un silence profond enveloppa la politique ordinaire des conspirateurs, les rois s’asseyaient plus tranquillement sur leurs trônes, et les monarques les plus constitutionnels purent se croire des souverains absolus. Pendant cette période, les buveurs de cendres, toujours agissans, semblaient s’être évanouis. Le chef suprême résidait tantôt à Paris, tantôt à Londres ; ses six associés étaient disséminés en Europe : deux habitaient l’Italie, deux autres l’Autriche, et les deux derniers vivaient tantôt en Serbie et tantôt à Constantinople. Des conseils se tenaient parfois entre eux, où l’on agitait les questions générales, car une grande initiative était laissée à chacun en particulier pour la sphère d’action dans laquelle il avait à se mouvoir ; ces conseils se réunissaient ordinairement en Suisse, pays libre, de circulation peu inquiétée et limitrophe des contrées spécialement travaillées par l’œuvre. Ils se rassemblaient, pareils à ces oiseaux voyageurs que guide leur instinct, et qui à certaines époques arrivent des quatre coins du monde dans le même pays ; ils se donnaient le baiser fraternel de ceux qui, sans ambition personnelle, travaillent à une œuvre commune ; ils se saluaient comme au temps d’Alexandre VI, in nomine frotris Hieronymi, traitaient rapidement les questions les plus ardues, se témoignaient une affection à toute épreuve, et se séparaient, non pas pleins d’espoir dans un triomphe prochain, mais armés d’une foi inébranlable et de ce courage persistant que ne peuvent abattre ni les ajournemens, ni les défaites. « Si nous n’en avons encore que pour deux cents ans, disait l’un d’eux à la suite d’une de ces réunions, nous devons nous estimer heureux ! »

À cette époque, l’un des sept chefs, celui qui dans l’ordre se nommait Jobab, fils de Zera’h, roi des Edomites pour les tribus romagnoles, habitait Ravenne, au centre même de son action, dans les états du pape. Il avait su dissimuler si habilement ses opinions qu’on le laissait vivre tranquille, à sa guise, au milieu des occupations sérieuses qui paraissaient remplir son existence ; il était du reste fort humain, très affable, point fier ; il causait volontiers avec les pêcheurs de la côte, et si par hasard il avait eu besoin d’une barque pour faire en mer une promenade qui l’eût conduit jusqu’à Corfou, je suis convaincu qu’il l’eût trouvée sans la chercher longtemps.