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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/591

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heureux qu’on me raconte Jésus d’après sa légende ; je demande qu’on prenne seulement deux précautions. La première est de ne pas laisser oublier à l’esprit que ce qu’il a devant lui est en effet une légende, et que certains traits y décèlent plus particulièrement un travail d’imagination et de transformation poétique. La seconde est de ne puiser la tradition qu’à sa source la plus haute et la plus pure, je veux dire dans le plus ancien évangile, dont le caractère est en tout primitif, tout original, sévèrement et simplement grand. Le plus ancien évangile (celui qu’on appelle du nom de Marc) doit être le fond d’une vie de Jésus, et je souhaite qu’on tienne pour suspect et qu’on écarte, parmi ce qui a été ajouté depuis, tout ce qui fait disparate ou contradiction par rapport à ce beau texte. Au reste, c’est ce que M. Renan a fait souvent sans le dire, et particulièrement dans le récit de la passion, où il fait justice de plusieurs additions édifiantes du récit qui porte le nom de Luc, ou de telle autre invention postérieure.

Il y en a une sur laquelle je demande la permission de m’arrêter un moment pour faire voir que cette élimination chronologique que je viens de recommander peut conduire à des observations importantes. Au moment où il raconte la mort de Jésus, M. Renan s’exprime ainsi : « S’il fallait en croire Jean, Marie, mère de Jésus, eût été aussi au pied de la croix, et Jésus, voyant réunis sa mère et son disciple chéri, eût dit à l’un : Voilà ta mère, à l’autre : Voilà ton fils ! Mais on ne comprendrait pas comment les évangélistes synoptiques[1], qui nomment les autres femmes, eussent omis celle dont la présence était un trait si frappant. » Et dans une note M. Renan ajoute : « C’est là, selon moi, un de ces traits où se trahissent la personnalité de Jean et le désir qu’il a de se donner de l’importance. Jean, après la mort de Jésus, paraît en effet avoir recueilli la mère de son maître et l’avoir comme adoptée. La grande considération dont jouit Marie dans l’église naissante le porta sans doute à prétendre que Jésus, dont il voulait se donner pour le disciple favori, lui avait recommandé en mourant ce qu’il avait de plus cher. La présence auprès de lui de ce précieux dépôt lui assurait sur les autres apôtres une sorte de préséance, et donnait à sa doctrine une haute autorité. » Si on se représente ainsi les choses, il faut donc supposer que Jean, à son tour, a menti, et cela de la façon la plus hardie et la moins aisée à comprendre. Tout est simple au contraire pour qui admet que ce n’est pas Jean qui parle ici, mais bien une école qui, après la mort de Jean, se prétendait son héri-

  1. On appelle ainsi les trois premiers évangélistes, dont les récits sont tracés sur un même plan, qui n’est plus celui du quatrième.