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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/66

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avant tout échapper au culte théocratique de la foule divinisée dont le despotisme n’est pas plus rassurant qu’aucun autre. C’est contre un pareil danger qu’il s’est fait une sorte de protestation dans le mouvement électoral dont notre pays vient d’être le théâtre. Quelques-uns prétendaient que les masses, immobiles et fixées dans le dédain du contrôle et de la liberté politiques, arrêteraient partout l’élan de ceux que le nivellement sous l’autorité ne suffit pas à contenter; le suffrage universel ne leur répond pas, mais, comme le philosophe grec devant le sophiste, il se lève et marche. On ne peut certes pas dire que les choses aient changé de face, mais il est facile de voir qu’elles ont pris une teinte différente. Le succès brillant de quelques-uns au dernier scrutin et la défaite honorable de plusieurs autres montrent qu’un nouvel ordre d’idées a pris naissance dans le pays. La question soulevée n’est pas, quoi qu’on dise, une question de parti. Bien qu’on ait cherché à imprimer un cachet de lutte personnelle et directe au mouvement discret qui n’était au début que le résultat d’un légitime esprit d’examen, personne n’a songé à crier ni vive le roi, ni vive la ligue; des idées plus générales ont amené un commencement de réaction qui intéresse le salut même des démocrates; « car l’aversion inintelligente de la démocratie pour tout principe et tout élément d’organisation sociale autre qu’elle-même pourrait leur être aussi funeste[1]. »

Au reste, comme on peut le constater par l’examen des chiffres et des classemens qui viennent à l’appui de cette étude, le grand nombre et les gros bataillons, auxquels la Providence se montre souvent favorable, sont du côté des classes moyennes, qui peuvent aussi revendiquer désormais, comme appoint légitime à leur puissance, les grands talens, les hautes situations et les grosses fortunes, qui y rentrent ou qui en sortent, ainsi que cette partie sédentaire du prolétariat, qui se fixe et s’élève par le travail, l’économie, l’ordre et la propriété. Tout le mouvement du monde moderne est dans ce sens; il ne faut pas le laisser détourner de sa tendance, ni souffrir que des appels inconsidérés à l’égalité absolue créent une perpétuelle entrave à la liberté sage et réglée.

Que les systèmes représentatifs soient autre chose qu’une chimère, ou que les élections et le pouvoir législatif soient simplement le résultat d’une opération d’arithmétique, on n’a qu’à se compter pour voir ceux qui doivent être non les maîtres, mais la force vitale du pays. Si l’on doit trembler devant certains fantômes de désordre possible trop grossis et trop souvent invoqués, l’abdication sexennale du pays aux mains d’un seul par le vote universel est-elle le plus sûr abri contre des éventualités funestes? L’on ne tombe pas

  1. M. Guizot, la Génération de 1789, Revue du 15 février dernier.