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nulle main tendue pour venir en aide à son indigence ; les cardinaux le consignaient à leur porte ; pendant trois ans, il sollicita en vain une audience de Sixte-Quint. « Je suis comme expulsé du sein de l’église ; sono quasi scacciato dal seno de la Chiesa, » écrivait-il en 1590 à don Niccolo degli Oddi. L’infortuné s’appliquait sans relâche à désarmer par ses soumissions de si injustes rigueurs. Il s’était plongé dans de profondes études de théologie, « pour ne pas achever, disait-il, dans les ténèbres de l’erreur le voyage de la vie et pour pouvoir corriger toutes ses œuvres. » — « Je fus toujours catholique, je le suis et le serai ; si on a pu reprendre ma doctrine, mes intentions du moins étaient pures ; à l’avenir, ma foi sera sans reproche comme mon cœur. » Il protestait sans cesse de la pureté de ses croyances, du déplaisir que lui avait causé la publication de la Jérusalem, de sa ferme résolution d’expurger tous ses vers ; il se livrait à toutes les pratiques de la dévotion, tellement que dans un moment de dépit il compta parmi les malheurs de sa vie toutes les messes et les sermons qu’il avait été obligé d’entendre. Il était devenu si chatouilleux sur sa réputation d’orthodoxe que, don Niccolo lui ayant donné dans une lettre l’épithète de gentilissimo, le double sens de ce mot l’inquiéta. « Voulez-vous dire que je suis un gentil ? Je vous jure que je n’ai aucune autre croyance que ce qu’a enseigné le Christ, ce qui a été confirmé par le sang de tant de martyrs, par la parole de tant de docteurs, par l’autorité de tant de conciles et de papes. » Si parfois ses ferveurs s’attiédissaient ou que quelque fantôme du passé revînt, malgré l’exorcisme, le visiter et le troubler, il se croyait en proie aux influences diaboliques. Il fit demander au pape Grégoire XIV une croix d’or pleine de reliques et d’oraisons contre les mauvais esprits, avec l’autorisation de la porter toujours dans son vêtement. Lugubre métamorphose ! Qui reconnaîtrait dans cet esprit sombre et tourmenté le Torquato d’autrefois ?

Il faut lire ses lettres pour comprendre les mortelles langueurs de cette âme abattue, les mornes ennuis où elle se consumait. Peut-être avait-il moins souffert, enfermé à Sainte-Anne, que traînant des jours obscurs et méprisés dans cette Rome que ses prosternations ne pouvaient fléchir, qui n’avait point de larmes à donner à sa misère, et qui s’obstinait à lui reprocher d’avoir eu autrefois du génie. Et pourtant que de peines il prenait pour lui plaire ! Sa lyre est tendue d’un crêpe, il n’en sort plus que des accens voilés et d’une mélancolie funèbre. La vanité de toutes choses, la corruption de toute chair, l’imbécillité de la raison humaine, le prince des ténèbres, les fureurs vengeresses de Dieu, le grincement de dents qui n’aura point de fin, voilà les airs qu’il fait chanter à sa muse. Une