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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/73

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par une étude attentive et grâce à quelques indiscrétions de mes compagnons, qu’un tel esclavage n’est pas toujours accepté, et que les belles captives savent se ménager des intelligences au dehors. Un de leurs principaux moyens consiste dans le langage symbolique des fleurs. Un jeune homme veut interroger une senhora qu’il a aperçue sur un balcon : il passe sous ses fenêtres, dans un moment où il la croit seule, avec certaine fleur portée d’une certaine manière. Un signe imperceptible lui fait connaître si ses hommages sont agréés ou s’il arrive trop tard. Lui a-t-on répondu qu’il peut espérer, il continue son manège, et le dialogue se poursuit les jours suivans avec de nouvelles fleurs. On a voulu me mettre plusieurs fois au courant de cette télégraphie indigène ; mais, n’ayant jamais eu l’occasion d’en faire usage, j’ai oublié jusqu’à la première lettre de ce gracieux alphabet.

Cette méthode si simple a un puissant auxiliaire dans les processions. La procession, dans l’Amérique hispano-portugaise, est le complément indispensable de toute fête ; les hommes libres y sont seuls admis. Enrégimentés et encapuchonnés dans un grand nombre d’irmandades (confréries), ces révérends suivent dévotement, un cierge à la main, la madone ou le saint qu’on promène en triomphe dans toutes les rues. Si le patron du jour est un homme de guerre, on le fait figurer à cheval, visière baissée et lance au poing. Je me trouvais à Rio-Janeiro lors de la procession de saint George, patron de la ville. Le saint, solidement fixé à la selle par une cheville, montait un superbe coursier tiré des écuries de l’empereur. Son costume, étincelant d’or et de pierreries, rappelait assez les rois batailleurs du moyen âge. Un piqueur à pied conduisait son palefroi. Une vingtaine d’écuyers également à pied lui faisaient escorte, chacun tenant par la bride un cheval richement caparaçonné. Un chœur de musiciens indigènes, où dominaient toute sorte d’instrumens primitifs, envoyait par intervalles au-dessus de la fête des fanfares où les sifflemens aigus du fifre luttaient avec plus d’ardeur que d’harmonie contre la voix éclatante des cuivres. Les deux côtés de la rue étaient bordés par les confréries ; les blancs marchaient les premiers ; venaient ensuite les mulâtres, puis enfin les parias, les ilotes, les noirs. Le lent et grave défilé de la procession donne aux senhoras, placées sur les balcons, tout le temps nécessaire pour échanger une œillade ou un dialogue symbolique avec ceux qu’elles ont su promptement reconnaître sous la robe des confréries[1].

  1. Le soir, comme je rendais compte à un Brésilien de mes impressions de la journée, je lui demandai pourquoi on prenait un mannequin au lieu d’un homme pour représenter le saint. « Ah ! senhor, me répondit mon interlocuteur avec un profond soupir, on voit bien que vous êtes étranger. Vous ne savez donc pas ce qui est arrivé un jour à Lisboa (Lisbonne) ? Cette ville a aussi saint George pour patron. Chaque année, on choisissait autrefois un des plus alertes jeunes gens de la ville pour le représenter : le roi fournissait le plus beau cheval de son écurie et tout ce qu’il avait de plus précieux en ornemens d’or et de pierreries ; mais un jour le diable s’en mêla, et le choix tomba sur un affreux garnement qui, au milieu de la procession, galopa vers le Tage, où il avait fait préparer un bateau, et s’enfuit avec sa monture et son costume sans qu’on ait jamais pu mettre la main sur lui. Vous comprenez, senhor, que quand le monde est si fripon, on doit se mettre en garde. »