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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/879

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avec quelle magnanimité et quel courage il supportait son sort. Assis au haut bout d’une longue table, entouré de sa famille et de ses amis, il faisait les honneurs de sa maison avec la même cordialité et la même gaîté que s’il ne lui était rien arrivé; il adressait la parole à chacun de ses hôtes avec bonne humeur et la plus parfaite liberté d’esprit, s’informant auprès des étrangers des mœurs et des coutumes de leurs pays respectifs, auprès de ses compatriotes de petits faits intéressans relatifs à la Pologne; jamais distrait. Jamais préoccupé, et remplissant ses fonctions de grand-chancelier avec la même exactitude qu’auparavant. Tout ce genre de vie aurait certes été remarquable en toute circonstance chez un homme de près de quatre-vingts ans; mais, quand on réfléchit que ce vieillard était alors pour ainsi dire sous le coup d’une condamnation capitale, on se sent frappé d’admiration. La grande humanité du roi le sauva, car, quoique Czartoryski lui eût été fortement opposé, cependant sa majesté s’intéressa si vivement à lui et intercéda si chaleureusement en sa faveur que l’impératrice finit par lui accorder son pardon[1]. »


A son départ de Varsovie, M. Harris fut chargé de remettre à sir Joseph Yorke, ambassadeur d’Angleterre près des états-généraux, une lettre datée de Varsovie le 20 mars 1768. Il y a dans cette lettre quelques passages trop remarquables pour que nous ne les reproduisions pas à la fin de ce récit, qu’ils compléteront, et qu’ils pourraient paraître destinés à résumer.


« Si la curiosité et l’envie de s’instruire ont conduit Harris ici, la première a certainement été très mal satisfaite, et la seconde ne lui a appris qu’à voir à quel point la légèreté et l’ignorance peuvent rendre une nation absurde dans sa conduite, et à quel degré les gens les plus sensés et les meilleurs citoyens sont obligés quelquefois de se prêter au mal pour éviter le pire. A peine avons-nous achevé une longue et triste pièce, qu’en voilà une seconde qui commence[2], et dont il est impossible de prévoir la fin, parce qu’on ne connaît pas encore quels ressorts font jouer cette nouvelle machine. Tout cela n’empêche pas que je dise toujours : « Courage et patience! » Le sort se lassera à la fin de se jouer de moi, et Dieu, qui ne fait rien en vain, ne m’a pas fait roi d’une façon si peu ordinaire et ne m’a pas donné cet opiniâtre désir de faire le bien de ma nation pour que tout cela soit perdu pour elle. Peut-être cette nation doit-elle apprendre à vaincre les préjugés, par les malheurs mêmes qu’elle s’attire, plus vite que mes sermons n’auraient fait dans une suite de temps plus paisibles. Peut-être aussi dois-je devenir la victime de sa folie, afin qu’un grand exemple et une grande révolution servent à ceux qui viendront après moi. Eh bien! si justement je me trouve être le malheureux anneau de la grande chaîne

  1. Michel-Frédéric Czartoryski était né vers 1695. Sa sœur Constance avait épousé Stanislas Poniatowski, compagnon d’armes de Charles XII et père du roi Stanislas-Auguste. Michel avait un frère cadet, Auguste, qui fut père d’Adam-Casimir.
  2. La dernière confédération.