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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/94

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le chien, ils supposèrent qu’il avait délogé de son propre gré, et retournèrent tous trois à leur place avec la conscience de gens qui avaient fait leur devoir.

En dépit de la constitution de dom Pedro Ier, et malgré les efforts des esprits éclairés, on se heurte encore à chaque pas contre quelque vieille coutume féodale importée par les conquistadores. Comme dans l’ancienne Rome, chaque citoyen de la classe inférieure se serre autour d’un homme riche qui puisse lui servir de providence dans l’infortune et de protecteur au milieu des démêlés qui surgissent quelquefois entre les honnêtes gens et la justice. Les parens avisés choisissent à l’avance le patron de leurs enfans en le leur donnant pour parrain. Ce titre oblige, et il n’est pas d’exemple qu’un Brésilien ait jamais refusé un tel honneur en vue de la responsabilité qu’il entraîne. Telles sont pourtant les déviations de la prudence humaine, que cette coutume si morale en son principe, puisqu’elle n’a d’autre but que de placer le faible sous la protection du fort, dégénère souvent en abus scandaleux, en injustices criantes. Si le protecteur est un personnage de quelque crédit, sa volonté est au-dessus de la loi, et sa recommandation assure l’impunité au malfaiteur. La justice impuissante n’a plus alors qu’à fermer les yeux et à laisser faire.

Il y a quelques années, un habitant de Rio-Janeiro se rendit coupable de je ne sais plus quel méfait ; l’accusation était grave, la condamnation inévitable. Il ne restait au criminel qu’un moyen d’éviter la potence ou les présides, c’était de faire agir une protection puissante. Se rappelant que l’aïeul du juge était son parrain, il dépêche sa femme pour lui expliquer sa situation. — Recommande à mon filleul d’être plus sage à l’avenir, et dis-lui qu’il sortira demain, répond le vieillard sans hésiter, et, prenant son parasol, il se rend chez son petit-fils. Les paroles d’un vieillard ne sont pas des prières, mais des ordres. Comme il l’avait dit, sa demande, quelque exorbitante qu’elle parût, ne souleva aucune objection. Grande fut donc sa surprise, lorsque deux jours après la femme vient lui annoncer que son mari était encore sous les verrous. Sans lui laisser le temps d’achever, il sort aussitôt. Deux jours après, le juge voit tout à coup sa demeure envahie par les notables de la ville en grand costume de deuil. Ces braves gens venaient, sur la foi de lettres de faire part, assister à ses funérailles. Stupéfaction profonde du maître de la maison, étonnement non moins grand des lugubres visiteurs. Toutefois, après quelques paroles d’explication et la constatation de son identité, le juge renvoya ses hôtes sans trop de peine, avec des excuses sur une mystification dont il était la première victime. Il se promettait bien d’en découvrir les auteurs et d’en tirer vengeance ;