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et Cabrai se sont ruées sur le Nouveau-Monde pour le ravager de leurs fureurs sanglantes ou le féconder de leurs sueurs. Ces figures bestiales, ces mains calleuses, ces pieds dont l’épiderme ossifié bravait la morsure des serpens, ces barbes aussi incultes que les forêts d’où elles sortaient, ces accoutremens étranges, l’aspect des lieux, le but de la réunion, tout contribuait à former un spectacle indescriptible. Personne ne manquait au rendez-vous : c’était chose si rare, un banquet pour les hôtes des montagnes, surtout un banquet donné par le maître ! De longues tables avaient été dressées dans les immenses salles où l’on renferme le café. Des leitões (porcs) servis entiers comme dans les festins du temps de Suétone, du feijão (haricots) dans de vastes terrines et d’énormes calebasses de manioc formaient pour ces natures vierges un menu splendide ; de larges brocs de cachaça circulaient de temps à autre. Porcs, haricots, manioc, eau-de-vie, tout fut rapidement englouti. Le fazendeiro suivait de l’œil les dispositions faméliques de ses hôtes. Lorsqu’il jugea le moment favorable, il vint se placer au milieu d’eux et leur expliqua en quelques mots le but de la réunion. — Mes enfans, je viens vous demander un petit service. Dans huit jours, vous allez voter. Comme vous ne vous occupez guère de politique, peu vous importe sans doute le nom du candidat. Par conséquent, si vous tenez à me faire plaisir, vous voterez pour le senhor X,.., qui est mon ami intime, et à qui j’ai déjà donné ma parole en votre nom.

Il n’avait pas encore achevé que la plupart des auditeurs s’écrièrent qu’ils allaient voter à l’instant même, que le senhor était leur père, et qu’ils n’avaient rien à refuser à un maître comme lui. Il était neuf heures du soir, et on ne pouvait aller au municipe qu’après une marche de plusieurs lieues. On eut quelque peine à faire comprendre à ces braves gens que les élections ne devaient avoir lieu que la semaine d’après, et qu’un vote anticipé serait nul. Ils ne pouvaient concevoir que toutes les portes ne s’ouvrissent pas devant la volonté de leur maître, dont la puissance n’avait à leurs yeux de rivale que celle de l’empereur. Le plus grand nombre se rassit enfin pour achever de vider les brocs ; mais les fortes têtes entourèrent le planteur et profitèrent du répit que leur laissait la soirée pour se faire expliquer les mots d’élections, de candidats, de vote, de constitution, d’opposition, etc. Le fazendeiro avait fort à faire pour répondre aux interpellations. Un de ces sylvicoles à barbe patriarcale se faisait surtout remarquer par la chaleur et l’originalité de son dialogue. Placé en face du senhor, il saisissait un des boutons de son habit à chaque nouvelle question, le tordait dans ses doigts pendant tout le temps que durait la réponse, et finissait par le détacher. Plusieurs boutons avaient déjà disparu, lorsqu’un mulâtre,