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du temps, et tenir pour non avenu ce que le cours irrésistible des événemens opère dans l’état intellectuel et moral des sociétés. L’esprit historique au contraire, en recueillant les faits, a constaté les rapports qui les unissent; il a vu qu’il n’en était aucun de quelque importance qui ne devînt cause après avoir été résultat, et il a montré comment se modifiaient sous le poids des âges, et comme par une élaboration sans terme, toutes les œuvres, toutes les formes de l’activité humaine. Il a même poussé trop loin cette déférence raisonnée pour la force des choses, au point de prendre quelquefois pour des lois des accidens et de se faire accuser de tendance au fatalisme. Ce qui est certain, c’est qu’aujourd’hui en tout, même dans les lettres et les arts, nous nous efforçons de trouver pourquoi la pensée, le goût et le talent ont revêtu telle forme ou suivi telle direction, et dès que nous en avons aperçu la raison, prêts à excuser tout ce que nous expliquons, nous transportons dans les choses de goût la maxime qu’il faut souffrir ce qu’on ne peut empêcher et se résigner à l’inévitable.

Aussi le mot de critique, dont on fait tant de bruit, a-t-il changé de sens. Ce n’est plus le nom de l’art de rapporter à certaines lois abstraites que l’on croyait celles du vrai, du juste ou du beau, les œuvres de l’esprit humain; c’est plutôt l’investigation des causes qui en ont amené la production et déterminé la nature, c’est l’étude expérimentale des lois que, dans l’ordre de son développement successif, suit le génie de l’homme, qui n’est plus celui de quelques individus d’élite, mais l’ensemble des conceptions qui ont régné tour à tour dans ce monde. La critique, c’est l’histoire de l’humanité pensante.

On peut en dire beaucoup de bien et beaucoup de mal, disserter complaisamment sur les inconvéniens et les avantages respectifs du classique et de l’historique; toujours est-il que nous en sommes tous venus à mêler en tout le fait et le droit, à prendre même souvent l’un pour l’autre, à contrôler, selon notre petit ou grand savoir, ce que nous avons de goût par ce que nous avons d’érudition, à interroger le temps pour connaître ce que doit penser la raison, et à transformer la dialectique de Platon en archéologie. Étonnez-vous après cela que l’inspiration soit rare et l’originalité difficile. C’est la même cause qui fait que dans la pratique sociale les volontés sont sans énergie et les caractères sans indépendance.

Mais ne faisons pas le procès à l’esprit du temps; cela porte malheur, et nous avons d’ailleurs trop souvent montré dans la Revue comment il nous semblait qu’il pouvait, s’amendant lui-même, dominer ses faiblesses et porter légèrement ce poids du savoir et de l’expérience sous lequel on voudrait, l’accabler. Les réflexions