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le fakir, s’il était donné suite à l’arrêt conditionnel porté contre lui. Le peuple afghan est superstitieux à l’excès. Le moindre mauvais présage fait ajourner une entreprise quelconque. Une armée en campagne retourne dans son camp, si un lièvre traverse la route que longent ses colonnes. La croyance au mauvais œil existe aussi, et nous sommes tout particulièrement désignés comme investis de cette influence fatale. J’avais souvent vu les gens devant lesquels nous passions cracher à terre et marmotter entre leurs dents je ne sais quelles formules inintelligibles. On m’a expliqué que c’était afin de se soustraire à la malignité de nos regards.

« Pour en revenir au sardar, il nous a fait les plus tendres adieux, accompagnés de prières pour notre prospérité future et de recommandations expresses au sardar Fattah-Mohammed-Khan, ès mains duquel il nous laisse. Le lendemain, il s’est rendu à son camp, déjà tout prêt à être levé, mais où il a passé la journée entière, ainsi que le veut l’usage. Cette journée de délai, une fois les apprêts terminés, est destinée à réparer toutes les omissions, tous les oublis qu’on a pu commettre. Le fait est que, pendant ces douze heures, hommes et chameaux n’ont cessé de circuler entre le palais du sardar et ses tentes de voyage. Ce prince est parti sans le moindre éclat, sans aucune parade dans les rues, sans congé de cérémonie, sans que le canon retentît, très discrètement, très prudemment, quittant la ville par les rues les moins fréquentées. On dit tout bas qu’il avait d’excellentes raisons pour agir ainsi. Parmi les nombreux citoyens qu’il a lésés ou ruinés, un vengeur des griefs publics aurait bien pu se rencontrer. Il emmène avec lui deux ou trois mullahs des plus compromis parmi ceux qui n’ont pas déjà fait le voyage de Caboul. Ces prêtres rusés déclinaient l’honneur de l’accompagner, prétextant le soin de leurs ouailles, l’instruction de la jeunesse confiée à leur direction, et mille autres raisons du même ordre ; mais l’héritier présomptif du trône avait, lui, de si excellens motifs pour insister auprès d’eux ! Pouvaient-ils, pendant un si long voyage, le priver de leurs pieux entretiens, de leurs religieuses consolations ? Leurs prières, leur intercession auprès de Dieu ne le garantiraient-elles pas de tout désastre ? Et pour tempérer ce que cette ironie aurait pu avoir de trop peu persuasif, le prince y ajoutait la promesse d’un accroissement de salaire, de charges lucratives, si le voyage s’accomplissait sans encombre, grâce à leurs oraisons. L’avarice, l’orgueil, l’ambition balançant leurs justes craintes sur le traitement qui les attend à Caboul, ils ont pris leur parti d’assez bonne grâce. Nul ici ne doute qu’ils ne soient, comme les autres, invités à dîner chez Dost-Mohammed. »


Tout cela ne ressemble-t-il pas trait pour trait à certaines chroniques italiennes du temps des Borgia ?


III

L’envoyé anglais Elphinstone, qui s’était un peu engoué des Afghans en leur reconnaissant les premières qualités d’un peuple