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dès lors on a besoin de le défendre, de l’aimer comme s’il était là, et de s’imaginer qu’on le console, comme s’il pouvait vous entendre et guérir de sa douleur...

Ne sait-on pas d’ailleurs que Mme d’Houdetot, qui eut pendant une année au moins la confiance entière de Jean-Jacques, affirmait qu’il ne se croyait pas le père des enfans de Thérèse? On sait aussi qu’il autorisa Mme de Luxembourg à faire faire des recherches pour retrouver un de ces enfans? Pourquoi un seul? Rousseau n’aurait donc eu d’entrailles que pour celui-là? En tout cas, même en faveur de celui-là, il n’y eut pas certitude, car ces recherches furent à peine commencées par Laroche, valet de chambre de la maréchale, qu’elles devinrent pour Rousseau un tourment grave, un véritable sujet d’effroi. « Si l’on m’eût, dit-il, présenté quelque enfant pour le mien, le doute, si ce l’était bien en effet, si on ne lui en substituait point un autre, m’eût resserré le cœur par l’incertitude. » Rousseau était soupçonneux, et cette méfiance à l’endroit de l’enfant qu’on lui eût présenté pouvait bien être de deux sortes. Malgré les aveux de son repentir, il y a une certaine cause du moment qu’il signale, mais qu’il ne veut pas dire, et cette réticence est bien frappante. Il faut relire sur tout cela l’opinion de M. de Barruel, qui ne craint pas d’affirmer ce que nous indiquons.

On insistera, je le sais, sur les propres aveux de Rousseau, sur ses remords très explicites et très éloquemment exprimés. Rousseau est souvent déclamatoire, je ne le nie pas; mais il l’est naïvement ou avec travail. Je ne le trouve pas un instant naïf dans les regrets qu’il exprime d’avoir méconnu ses devoirs de père, pas plus qu’il n’est véritablement sincère dans ses essais de justification : il y a là comme un effort, autant pour se repentir que pour se justifier. La nature par le cependant à son cœur au commencement de l’Emile, mais ce cri de douleur peut parfaitement se traduire ainsi : « Que n’ai-je eu des enfans à aimer avec certitude! »

Admettons pourtant qu’il ait eu des remords bien réels; il y en a de deux sortes : ceux que laisse une faute sciemment commise, et ceux que fait naître après coup une faute involontaire. Ceux de Rousseau n’étaient peut-être pas même de la seconde catégorie. S’il croyait à la faute involontaire, c’était peut-être seulement par accès, les jours où, lisant ses Confessions à Thérèse, il subissait son empire, s’effrayait de ses reproches, revenait sur ses propres souvenirs, s’alarmait dans sa propre conscience et se chargeait lui-même dans la crainte de déplaire ou de s’être trompé. Cette vulgaire histoire ne se retrouve-t-elle pas dans tous les ménages plus ou moins légitimes? Nous connaissons un vieillard dont elle fait le tourment. Il a renvoyé sa Thérèse le jour où elle est devenue mère. Peu de jours après, la Thérèse a su lui persuader qu’il était le père de